Fr. Joël Colombel (1931-2020), entré au noviciat franciscain de Rabat en octobre 1949, a été durant toute sa vie un passionné de la rencontre avec les Marocains. De Rabat à Tanger en passant par Meknès où il passa 23 années dans la médina, il nous livre par sa vie un mode d’emploi de la relation avec les autres croyants. Fr. Stéphane Delavelle l’a bien connu…
Touché par saint François d’Assise et par la figure missionnaire du frère Charles-André Poissonnier (voir En frères n° 18), Fr. Joël écrit dans son journal* : “À mon arrivée, j’avais le sentiment de connaître le saint Évangile et d’être invité à partager cette foi et cette connaissance. Pour le reste, je partais à l’inconnu, avec des idées préconçues, un appétit de connaître et de rencontrer, ainsi qu’une certaine appréhension. J’ai appris à découvrir que ma place et mon rôle étaient ceux d’un compagnon, avec la certitude d’être toujours en apprentissage, ce qui est d’ailleurs merveilleux car l’avenir apparaît alors toujours ouvert.”
SE FAIRE COMPAGNON DE L’AUTRE
Fr. Joël en ressort avec cet appel à se faire compagnon. Je crois que ce terme mériterait d’être creusé et approfondi. Notre frère le fait à partir de sa propre histoire : “Le pape François, parlant de l’annonce de la Bonne Nouvelle, nous rappelle qu’il ne s’agit pas d’un prosélytisme qui consisterait à vouloir convertir l’autre à nos idées ou à notre foi. Il s’agit bien plutôt de les attirer et – peut-être – de nous laisser attirer par la présence de Dieu dans le cœur des uns et des autres. Le renversement apparaît ainsi total, puisqu’il ne s’agit plus de chercher à diriger, mais d’aspirer ensemble à nous laisser diriger par Dieu. Angèle de Foligno, passionnée du Seigneur, Lui demandait : “Seigneur, que faut-il que je fasse ?” Et elle reçut cette réponse : “Laisse-moi faire !”” Le compagnonnage dont nous parle Fr. Joël implique donc un avec l’autre et un se laisser diriger par Dieu. Ceci devrait nous amener à interroger la manière avec laquelle nous vivons nos relations auprès des différents “cercles” auxquels nous sommes envoyés. Vivons-nous ces relations sous la forme de l’autorité, sachant que nous détenons la vérité et que nous sommes envoyés pour la transmettre ? Cela a du sens mais est-ce l’exemple que le Christ nous donne dans l’Évangile, quand Il accepte d’apprendre, de se laisser déplacer par la cananéenne, de s’inspirer du lavement des pieds de Marie à Béthanie ?
AVOIR BESOIN DE L’AUTRE
Évoquant la rencontre, Fr. Joël va plus loin, il en révèle la manière proprement chrétienne à son sens, à l’école du frère Jean-Mohammed Abd El-Jalil : “Toute rencontre est à vivre dans un sens inclusif. Tant que nous incluons, il me semble que nous ne pouvons pas nous tromper. En revanche, tout ce qui tend à exclure, à nous distinguer au point de nous séparer de l’autre ne me paraît pas être le bon chemin. Être inclusif implique de donner sa place à tout être, pas pour avaler tout et n’importe quoi, mais pour essayer de découvrir, en l’accueillant, quelle lumière l’habite. Tel est le mystère de l’unicité. Nos frères musulmans défendent viscéralement cette unicité. Je me dis que si, les uns et les autres, “nous creusions ce puits ensemble” (Christian de Chergé), nous serions peut-être étonnés de découvrir que l’unicité est davantage du dedans que du dehors, qu’elle n’est pas imposée mais qu’elle est en germe telle une graine, et qu’elle intègre tout puisqu’elle est une, remettant tout à sa juste place. Voilà, plus qu’une idée pour moi, c’est un fait que je voudrais pouvoir vivre mieux.” Il s’agit donc de compagnonner mais en incluant l’autre, en l’accueillant fondamentalement en nous, en le considérant comme porteur d’une lumière. Sommes-nous prêts à croire que notre Église (et que chacun de nous) a besoin de la lumière qui naît du calvaire des migrants, de la vie internationalisée et globalisée des étudiants ou même de l’expérience de foi de nos frères d’islam ?
UN ACCUEIL INCONDITIONNEL
Cette capacité d’inclusion nous renvoie finalement à ce que la plupart des personnes qui l’ont rencontré gardent du frère Joël : sa capacité inconditionnelle d’accueil de tous. Vers la fin de sa vie, revenait sans cesse dans ses interventions un texte qui était devenu pour lui le cœur de l’héritage laissé par le petit pauvre d’Assise : “Voici à quoi je reconnaîtrai que tu aimes le Seigneur, et que tu m’aimes, moi, son serviteur et le tien : si n’importe quel frère au monde, après avoir péché autant qu’il est possible de pécher, peut rencontrer ton regard, demander ton pardon, et te quitter pardonné.” (François d’Assise, Lettre à un Ministre 9) On pouvait taxer notre frère d’angélisme et d’irénisme (il ne voyait rien en mal !), mais chacun savait qu’il pouvait trouver dans ses yeux un accueil plénier. Au fond, là était sans doute l’essentiel comme nous le rappelle Eloi Leclerc : “As-tu déjà réfléchi à ce que c’est qu’évangéliser un homme ? Évangéliser un homme, vois-tu, c’est lui dire : Toi aussi, tu es aimé de Dieu dans le Seigneur Jésus. Et pas seulement le lui dire, mais le penser réellement. Et pas seulement le penser, mais se comporter avec cet homme de telle manière qu’il sente et découvre qu’il y a en lui quelque chose de plus grand et de plus noble que ce qu’il pensait […] Tu ne peux le faire qu’en lui offrant ton amitié. Une amitié réelle, sans condescendance, faite de confiance et d’estime profonde. Il nous faut aller vers les hommes. […] C’est notre amitié qu’ils attendent, une amitié qui leur fasse sentir qu’ils sont aimés de Dieu et sauvés en Jésus Christ.” (Eloi Leclerc, Sagesse d’un pauvre) Que chacun, en venant vers nous, puisse se sentir aimé par Dieu au plus haut point, accueilli tel qu’il est, reconnu comme digne d’être un compagnon de marche (et pas seulement comme une personne à assister ou à former), comme quelqu’un dont nous avons besoin pour entrer dans la joie plénière.
Fr. Stéphane DELAVELLE, OFM
Un simple bout de ficelle. Journal d’un franciscain au Maroc, Fr. Joël Colombel, Chemins de dialogue, juin 2019, 202 p., 13 €.