En 2021, au cours d’une récollection pour des prêtres du diocèse de Rabat, Fr. Stéphane Delavelle, missionnaire au Maroc, partageait trois figures ayant marqué l’Église marocaine. Dans une série d’articles, nous vous embarquons à leur suite. Elles permettent de mieux appréhender les défis de nos frères missionnaires en terre d’Islam et ne sont pas sans échos avec certaines de nos réalités.
En décembre 1931, Charles-André Poissonnier (1897-1938) s’installe à Tazert, non loin de Marrakech, où il se met au service de la population locale, recevant dans son dispensaire jusqu’à 10 000 malades par an. Il mourra du typhus, contracté au milieu de ses “paroissiens” berbères, le 17 février 1938. De cette vie totalement donnée, relevant par bien des aspects du martyre de la charité, on pourrait s’arrêter là… Cependant, quand on lit sa longue correspondance avec son accompagnateur spirituel, un autre combat se fait jour et finira par prendre la forme d’une véritable “nuit de la foi”.
LA SOLITUDE COMME PORTE D’ENTRÉE
“L’impression d’isolement est parfois si forte qu’on se demande si on pourra tenir” (C.-A. Poissonnier, Lettre du 6 mai 1936). Peu d’entre nous peuvent se targuer de vivre aujourd’hui un tel isolement au cœur d’un village perdu… Les possibilités de voyager, les moyens de communication modernes et le fait de vivre en communautés de prêtres, ont apaisé un certain nombre de choses mais la solitude fait partie, un jour ou l’autre, du chemin de celui qui se risque vraiment à la mission. Un foccolare ayant vécu dix-sept ans au Maroc m’a un jour aidé à comprendre pourquoi cette réalité de la solitude, fréquente en terre de mission, était encore plus inévitable en terre d’islam. Il s’étonnait lui-même d’être demeuré seul alors que sa vocation était fondamentalement communautaire, jusqu’au jour où un de ses amis imam lui fit cette remarque : “En restant seul, tu es entré dans l’expérience qui est la nôtre, nous musulmans, l’expérience de demeurer seuls devant Dieu.” Pas de mission en terre d’islam sans cette solitude qui me fait entrer dans la terre de l’autre.
LE DÉFI DE L’INEFFICACITÉ
“L’écueil qui attend celui qui travaille, c’est celui-là : oublier qu’il ne peut rien, rien, rien de lui-même, qu’il n’est qu’un instrument entre les mains du Tout-Puissant” (C.-A Poissonnier, Méditation sur le mystère de la Visitation, 1925). Combien de fois par jour pourrions-nous nous surprendre en flagrant délit de recherche d’efficacité ? J’ai animé tant de réunions, répondu à tant de messages sur Internet, accueilli tant de personnes à la porte, préparé tant de catéchumènes… Le Maroc se plaît cependant à battre en brèche nos illusions d’efficacité : les paroissiens à peine formés repartent vers d’autres horizons, les conseils institués se vident inexorablement d’un tiers chaque année, les migrants apparemment “stabilisés” partent du jour au lendemain et reviennent encore plus abîmés que la première fois… Sans même parler de nos relations avec nos frères et sœurs marocains qui sont soumis à d’autres défis intérieurs, politiques et religieux, et qui peuvent se retourner en un moment… Ceci nous renvoie brutalement et inexorablement à une dimension fondamentale de nos vies (et de toute vie de disciple du Christ) : la gratuité. Réécoutons ce que nous en dit le pape François : “Apprenons à nous reposer dans la tendresse des bras du Père, au cœur de notre dévouement créatif et généreux. Avançons, engageons-nous à fond, mais laissons-le rendre féconds nos efforts comme bon lui semble” (Pape François, Evangelii Gaudium N°279). Dieu nous appelle à vivre réellement gratuitement comme Lui nous a aimés gratuitement.
LE DÉFI DU SENS
“Mais tout cela, était-ce être prêtre ? […] Lui-même, après s’être lancé à fond vers son rêve, emporté par une intuition qu’il sentait lui-même de plus haut que lui, lui-même eut comme un soubresaut d’hésitation” (Albert Peyriguère dans son in memoriam du père Charles-André dans le Maroc catholique de 1938). Faire des heures de voiture pour célébrer pour trois sœurs isolées ; user ses énergies à organiser des aides d’urgence ; se fatiguer à enseigner des rudiments de langue étrangère ; être dans un monde qui ne connaît pas le Christ et ne pas pouvoir l’annoncer ; attendre toute la semaine que les fidèles viennent à nous le dimanche ; se sentir éternellement étranger, accueilli mais surtout toléré… Est-ce cela être prêtre ? Frère Charles-André ne donne pas de réponse à nos interrogations, pas plus qu’il n’en donne aux siennes d’ailleurs. En revanche, il nous montre par sa vie le chemin fondamentalement pascal qui s’offre à nous et qui consiste inlassablement, année après année :
- à accepter de perdre notre sens de la présence et du ministère. Celui que nous avons appris au Séminaire, celui que nous avons expérimenté ailleurs, celui que nous avons forgé à travers notre idéal de la mission, celui-là même qui nous a servis pendant les premières années et qui projetait un visage sur l’autre tout en nous donnant une place et un rôle bien confortables…
- à accepter qu’il ne reste plus que le saut dans la confiance et le demeurer. Charles-André reste au Maroc malgré tout ce qu’il endure parce que son directeur spirituel le renvoie sans cesse à son discernement premier. Pour nous, ce sera sans doute la force divine de l’envoi qui nous dépasse et qui nous vient d’en haut qui nous redira : “C’est là !”
- alors et alors seulement, à laisser jaillir et advenir un sens nouveau de notre mission : non pas celui que nous nous donnons mais celui que nous recevrons de Dieu.
Je vous invite à réouvrir la postface de l’Évangile de Jean (Jn 21) : les disciples sont là. Ils ont vu par deux fois le Ressuscité mais tout semble être revenu à la case départ. Ils partent à la pêche et ils ne prennent rien… On est pourtant après la Résurrection et eux, comme nous, peinent et perdent le goût du travail normal. En fait, ils n’attendent qu’une voix : “C’est le Seigneur !” (Jn 21,7)
Fr. Stéphane DELAVELLE, OFM