Les stigmates chez saint François : les blessures de l’amour

Saint François embrassant le Christ, dans une chapelle en Slovaquie.
La Croix ne prend de sens que par le poids d’amour qui s’y révèle.

Ce 17 septembre 2024 marque le 800e anniversaire de la stigmatisation de saint François. A l’occasion d’un WEFA, Fr. Michel Hubaut proposait aux jeunes une méditation sur les stigmates de saint François. Extrait.

Aux environs de la fête de l’exaltation de la sainte croix glorieuse, le 14 septembre 1224, deux ans avant sa mort, François commença son carême habituel en l’honneur de saint Michel sur le mont Alverne (en Toscane, au nord de Florence). Il y fit cette prière : “Mon Seigneur Jésus-Christ, je te prie de m’accorder deux grâces avant que je meure : la première est que, durant ma vie, je sente dans mon âme et dans mon corps, autant qu’il est possible, cette douleur que toi, ô doux Jésus, tu as endurée à l’heure de ta très cruelle Passion ; la seconde est que je sente dans mon cœur, autant qu’il est possible, cet amour sans mesure dont toi, Fils de Dieu, tu étais embrasé et qui te conduisait à endurer volontiers une telle Passion pour nous pécheurs.” (3e Considération sur les stigmates tirée des Fioretti de saint François d’Assise)
Peu de temps après, il eut une vision quelque peu surprenante : l’image d’un homme crucifié au centre d’un ange avec six ailes de feu resplendissantes. C’est alors que furent imprimées dans sa chair les traces des cinq plaies du Christ crucifié. C’est le pape franciscain Sixte V qui, au XVIe siècle, fixa la célébration de cet événement au 17 septembre.
Comment saint François est-il devenu le premier chrétien stigmatisé de l’histoire ? Il faut bien reconnaître, qu’aujourd’hui, ce mystère peut nous laisser un peu perplexe. Sans doute parce que nous sommes plus réservés pour croire en la multitude de miracles des hagiographies pieuses du passé et parce que nous sommes plus éclairés sur tous les phénomènes psychosomatiques.
D’autant que si saint François d’Assise fut le premier stigmatisé reconnu par l’Église, on dénombre depuis 350 cas dont certains plus populaires que d’autres : Anne-Catherine Emmerich (+ 1824), Padre Pio (+ 1968), Marthe Robin, Thérèse Neumann (+ 1962).

UNE AUTHENTIQUE MANIFESTATION MYSTIQUE

De nombreuses hypothèses ont été avancées : hystérie, autosuggestion… Je crois que les stigmates de saint François relèvent d’une authentique manifestation mystique, cohérente avec toute sa vie. C’est pour cela qu’il faut remonter aux premières années de sa conversion pour comprendre le phénomène. Au cours de l’automne 1205, vingt ans plus tôt, François était en pleine période de recherche spirituelle. La gloire de la chevalerie, la fortune de son père, toutes ces vanités ne le satisfont plus. Un appel intérieur le pousse à donner un nouveau sens à sa vie qu’il estime vaine.
C’est habité par cette tâtonnante et parfois douloureuse recherche que, poussé par l’Esprit, François pénètre dans la petite église en ruine de Saint-Damien où il fait une expérience spirituelle décisive. Il est profondément touché en contemplant la grande croix suspendue à l’entrée du chœur délabré. François réalise, soudain, que Dieu a pris nos yeux pour regarder notre terre, que Dieu a pris notre bouche pour nous parler, que Dieu a pris nos mains pour nous toucher ! Et le silence de cet homme crucifié devient, pour François, une “Parole” bouleversante. Jésus “dit tout” quand il “se tait” pour mourir ! C’est le choc de l’Incarnation ! Et un de ses biographes, Thomas de Celano, écrit : “C’est dès lors que fut ancrée dans son âme la compassion pour le crucifié, et il est permis de supposer que, dès lors aussi, furent imprimés très profond dans son cœur les stigmates de la passion avant de l’être dans sa chair.” (C10).

L’intervention de Fr. Michel a aussi été l’occasion d’un temps d’échanges entre les jeunes lors du WEFA.

LA CROIX : UN MYSTERE D’AMOUR

Pour François, la Croix devient la plus grande Parole de révélation de l’amour insondable de Dieu. Dès lors, les plaies du Christ, ces “blessures d’amour” ne pourront plus se cicatriser dans son cœur. Mais si ce crucifié garde les stigmates de sa mort violente, il est vivant, transfiguré, lumineux, pacifié. François ne contemple pas un cadavre qu’il faudrait pleurer, mais le visage si humain du “Dieu Très-Haut et glorieux.”
Ils ont dû être bien étonnés, les citoyens d’Assise en croisant, ce jour-là, François Bernardone, ce bouillant boute-en-train qui, ému jusqu’aux larmes, marmonnait sans cesse : “L’amour n’est pas aimé, l’amour est méconnu !”
Dès lors, François ne pourra plus dissocier le Christ crucifié et le Christ glorieux. Toute sa vie se déroule sous ce double regard de Jésus Sauveur et Seigneur. La Croix ne prend de sens que par le poids d’amour qui s’y révèle. “Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son fils unique, pour que tout homme qui croit en lui ne périsse pas mais ait la vie éternelle” (Jn 3,16). François a compris que la foi est un tout. Nous devons accueillir humblement ce fait scandaleux : Jésus Christ est mort sur une croix ! Il n’a pas été seulement un compagnon de route exceptionnel, venu nous dire : “Soyez tous solidaires pour construire un monde meilleur !” Il a été crucifié. Les traces de la Croix marquent à jamais son humanité glorifiée ! Pour François, Jésus n’est pas seulement une parole, un visage, c’est aussi un chemin, un itinéraire.

DÉPASSEMENT DE SOI ET BONHEUR

Comment saint François qui se dit le troubadour de Dieu a-t-il pu adopter un tel itinéraire qui scandalise notre raison, surtout pour notre culture qui valorise l’épanouissement de la personne ? C’est que François a compris que Jésus n’est pas venu fonder une religion masochiste, mais révéler un chemin de vie. Le christianisme n’est pas une morale doloriste mais une morale de dépassement. Jésus nous révèle que l’amour vécu, le don de soi, sont la seule manière pour l’homme de réussir sa vie. Se dépasser pour aimer est le seul chemin du bonheur, de notre accomplissement. Et il nous ouvre ce chemin par sa propre vie.
Plusieurs fois, François en a fait l’expérience. C’est ainsi qu’il écrit au début de son Testament, après son expérience auprès des lépreux : “Ce qui m’avait semblé si amer s’était changé pour moi en douceur pour l’esprit et pour le corps.” (Test.1-3) François a compris que se convertir c’est, chaque matin, sortir de notre égoïsme, de notre petite bulle pour aller à la rencontre de l’Autre et des autres. Et dans la situation actuelle de l’homme, centré sur lui-même, c’est crucifiant. C’est cela porter sa croix. Sortir de soi, aimer plus aujourd’hui et davantage demain est le seul chemin de la joie et du bonheur. Le charisme de François est de faire chanter l’Évangile, de montrer que suivre les traces de Jésus, apprendre à aimer comme lui, rend heureux.
Depuis sa conversion, François se sentira poussé intérieurement à revivre tous les sentiments et les actes sauveurs du Seigneur. Il aura comme un besoin profond de s’identifier à celui qu’il aime. Il a saisi que la Passion du Christ nous révèle la dimension tragique de l’histoire humaine. Celle de l’antagonisme entre le Dessein d’amour de Dieu et l’entêtement de l’homme à vouloir faire sa vie seul. Il y a, en chacun de nous, un fils d’Adam qui veut faire sa vie sans Dieu, un complice du mal qui crucifie quotidiennement l’amour !

UN LONG CHEMINEMENT INTÉRIEUR

Dieu n’aime ni la souffrance ni la mort. Elle est un scandale pour le Christ comme pour nous : “Père, si cela est possible que cette heure passe loin de moi !” Pourquoi Jésus a-t-il donc suivi ce chemin scandaleux pour libérer l’homme ? C’est un mystère d’amour ! Jésus a assumé notre condition d’homme pécheur et les conséquences de notre péché : la souffrance et la mort. Il n’est pas venu parmi nous d’abord pour souffrir, mais pour nous libérer de notre aliénation aux forces du mal qui nous déshumanise et défigure notre visage de Fils de Dieu.
La souffrance n’est pas une potion magique. Jésus n’a pas voulu la souffrance de la Croix pour elle-même, mais il a accepté de se livrer librement pour que la puissance de l’amour l’emporte sur les forces de mort : “Ma vie nul ne la prend, mais c’est moi qui la donne” (Jn.10, 18). Jésus a donné sa vie, parce que les hommes ne lui laissaient plus d’autre moyen de témoigner de la gratuité de son amour. “Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime” (Jn.15, 13). Il ne s’agit donc pas d’un “sacrifice de réparation”, pour calmer la colère de Dieu qui aurait exigé la mort de son Fils pour sauver l’homme ! Il s’agit d’un drame immense. Celui de l’amour rejeté et méprisé. Ce n’est pas Dieu qui a dressé la Croix sur la route de son Fils, mais c’est l’homme. Le mystère est dans le fait que le Père ait permis ce scandale ! Amour infini qui nous dépasse ! La puissance de Dieu est celle de l’amour.
François a saisi la cohérence de ce chemin déroutant de Jésus. À Gethsémani, Jésus est déchiré par son amour pour tous ses frères, les hommes pécheurs. S’il ne peut pactiser avec notre péché, il le portera jusqu’au bout avec nous. Comme une mère porte la misère de son enfant assassin ou drogué, sans pour autant aimer son péché qui la crucifie de douleur.
Les stigmates de saint François sont l’aboutissement d’un long cheminement intérieur et ne font que confirmer l’orientation de toute une vie. Et à sa mort, des témoins diront : “On eut dit qu’on venait presque de le déposer de la Croix : il avait les mains et les pieds transpercés de clous et son côté comme blessé par une lance” (1C.112).
Le Seigneur nous appelle à réussir notre vie d’homme en aimant plus aujourd’hui et davantage demain. C’est cela la sainteté chrétienne qui n’est pas une option facultative mais l’identité de l’homme que Jésus nous a révélée.

Fr. Michel HUBAUT, OFM

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