Dans une interview exclusive pour notre revue, le cardinal marseillais Jean-Marc Aveline nous livre un regard lucide et lumineux sur les défis de la présence de l’Église en Méditerranée. Dans une région déchirée de graves conflits, l’exemple de François d’Assise, qui a “l’audace d’un prophète et la sagesse d’un pauvre”, demeure une source d’inspiration profonde pour chaque chrétien, affirme-t-il.
Un an après les Rencontres méditerranéennes de Marseille, qu’en gardez-vous ?
Ces Rencontres méditerranéennes de Marseille ont été un cadeau que Dieu a fait à notre ville, bien sûr, mais aussi à la France tout entière et à la Méditerranée. Ici, nous sommes habitués au mistral, mais lors des Rencontres, c’est un souffle de Pentecôte qui a balayé la cité phocéenne ! Des jeunes de toutes confessions et religions et des évêques, venus des cinq rives de la Méditerranée, étaient réunis pour échanger et identifier les voies par lesquelles l’Église est appelée à construire la paix dans cette région du monde si fragilisée. De très nombreux habitants de la ville ont participé à cet événement, avec beaucoup de propositions culturelles, solidaires, interreligieuses tout au long de la semaine ; il y a eu des rencontres improbables, de la joie, de l’émotion, jusqu’à la messe au stade, présidée par le pape François. Ses mots résonnent encore à nos oreilles : “Aujourd’hui, notre vie, la vie de l’Église, la France, l’Europe ont besoin de cela : de la grâce d’un tressaillement, d’un nouveau tressaillement de foi, de charité et d’espérance.”
Deux semaines après cette vague d’espérance, une autre vague, d’une violence terrible cette fois, s’est abattue sur la Méditerranée le 7 octobre. En Terre sainte, mais aussi en Arménie, au Liban, en Ukraine, en Libye, jusqu’au Soudan, au Sahel et au Caucase, les guerres font rage sur les rives de la Méditerranée et dans ses arrière-pays, sans compter les situations de grande pauvreté, ou les violences étatiques à l’intérieur de nombreux pays restreignent les libertés, empêchent les mobilités et fourvoient la vérité. À cause de ces drames, les personnes sont poussées sur les routes migratoires, qui sont souvent des routes du désespoir et les trafics en tous genres brisent sans scrupule de jeunes vies humaines. Ces situations tragiques nous obligent car “la charité du Christ nous presse” : nous, Églises de la Méditerranée, avec toutes les personnes de bonne volonté, devons répondre à cet appel du pape François à construire “une mer de bien, pour faire face aux pauvretés d’aujourd’hui avec une synergie solidaire”, à être “un port accueillant, pour embrasser ceux qui cherchent un avenir meilleur”, à faire briller “un phare de paix, pour anéantir, à travers la culture de la rencontre, les abîmes ténébreux de la violence et de la guerre.” Un an après les Rencontres de Marseille, nous sommes habités à la fois par la joie de l’espérance et l’urgence de l’engagement au service de la paix.
Comment qualifieriez-vous le travail mené conjointement par les évêques ces dernières années en Méditerranée ?
La première rencontre avait eu lieu à Bari en 2020, à l’initiative de la conférence épiscopale italienne. Une deuxième avait réuni, à Florence en 2022, des évêques mais aussi des maires de la Méditerranée, en hommage à Giorgio La Pira, l’ancien maire de Florence très engagé dans le dialogue interreligieux. Marseille a marqué la troisième étape de ces Rencontres méditerranéennes. Aujourd’hui, ce processus continue : en ce mois de septembre 2024, une quinzaine d’évêques et 50 jeunes chrétiens de toutes confessions, juifs et musulmans, originaires des cinq rives de la Méditerranée, se sont réunis à Tirana, en Albanie, pour une nouvelle session de travail pour la paix. Ces occasions de prier ensemble et d’échanger sont essentielles pour nous, pasteurs des cinq rives de la Méditerranée, car nous partageons des défis communs et nous les vivons selon des modalités différentes. Indéniablement, le fait de nous rencontrer, nous connaître, nous écouter et nous porter les uns les autres, nous aide à mieux servir le peuple de Dieu qui nous est confié.
Cette mission, nous ne souhaitons pas la vivre de façon isolée, mais en apprenant à coopérer avec l’Esprit saint : “La présence et l’activité de l’Esprit ne concernent pas seulement les individus, mais la société et l’histoire, les peuples, les cultures, les religions”, écrivait Jean-Paul II dans Redemptoris Missio1. C’est la raison pour laquelle le pape François encourage l’idée d’une Conférence ecclésiale de la Méditerranée, c’est-à-dire d’une instance qui réunira des évêques, certes, mais aussi des jeunes, des experts et des acteurs variés des réseaux de coopération méditerranéenne, pour développer la connaissance mutuelle entre les Églises elles-mêmes et entre les Églises et les autres acteurs des sociétés méditerranéennes engagés pour la paix, afin de marcher ensemble pour accompagner et soutenir des initiatives concrètes prises en Méditerranée au service du bien commun, de la lutte contre l’injustice et contre la guerre.
Bientôt un an après la venue du Pape François à Marseille, en septembre 2023, quels fruits pourriez-vous nous partager ?
Depuis septembre dernier, plusieurs réseaux se sont constitués : avant la rencontre des évêques et des jeunes à Tirana, que je viens d’évoquer, une autre réunion internationale a eu lieu à Marseille en avril dernier, qui a réuni une cinquantaine d’acteurs engagés sur le sujet des migrations, pour renforcer la collaboration des Eglises sur ce sujet. En juin, ce sont des théologiens qui se sont retrouvés à Palerme pour poursuivre le travail d’élaboration d’une théologie « à partir de la Méditerranée ». En septembre, les recteurs des sanctuaires mariaux de la Méditerranée, ces « lieux saints partagés » où viennent prier des croyants de toutes religions, organisent une deuxième session, après la première qui avait eu lieu à Marseille. Il existe aussi un réseau de communautés monastiques de la Méditerranée, qui, désormais, échangent entre elles et portent, dans leur prière contemplative, cette mobilisation des Eglises pour la paix. Quant à la conférence ecclésiale de la Méditerranée, une première réunion du comité préparatoire en vue de sa création se tiendra en octobre à Rome.
« Quand François d’Assise partit à la rencontre du sultan de Damiette, son initiative fut largement incomprise. Mais aujourd’hui, nous goûtons l’étonnante fécondité de son audace. »
Je peux enfin vous annoncer que, de mars à octobre 2025, huit groupes de 25 jeunes de toutes cultures, nationalités et religions et originaires des cinq rives de la Méditerranée, se succèderont à bord d’un navire, le Bel Espoir ; ensemble, ils vont vivre une aventure humaine et maritime extraordinaire, rallier une trentaine de ports et organiser des festivals et des colloques thématiques lors de leurs escales : huit mois de navigation pour faire parvenir en ces lieux des vagues d’espérance. Face au déferlement de la violence, toutes ces initiatives sont, certes, bien fragiles, mais certainement prophétiques. Quand François d’Assise partit à la rencontre du sultan de Damiette, son initiative fut largement incomprise. Mais aujourd’hui, nous goûtons l’étonnante fécondité de son audace.
“La Méditerranée ne doit pas être une frontière mais un trait d’union”, plaidait en 2023 le cardinal Lopez Romero. L’Église se saisit-elle suffisamment des grands défis de cette région aux identités et aux crises multiples, selon vous ?
Plus que jamais, l’Église se doit de soutenir les artisans de justice et de paix et, à travers toutes les initiatives que je viens d’évoquer, elle se mobilise en ce sens. Mais n’oublions pas qu’avant d’être une institution qui anime de grands projets au service de la paix en Méditerranée, l’Église, c’est chacun de nous ! L’Église, c’est la famille des baptisés, donc la réponse de l’Église aux urgences que nous évoquons, c’est celle de chaque baptisé, dans l’état de vie qui est le sien. La construction de la paix commence dans nos cœurs, dans notre façon de vivre, dans les choix que nous faisons, dans les regards que nous portons les uns sur les autres. La paix ne peut advenir que si, d’abord, nous offrons à Dieu l’hospitalité de nos cœurs afin d’offrir à nos frères un visage à son message. L’essentiel, ce n’est pas d’élaborer de grands projets, aussi beaux soient-ils ; ce qui prime, c’est notre propre conversion. Il nous faut nous mettre à l’école du Fils, Prince de la paix, et apprendre à collaborer avec l’Esprit saint qui agit dans les cœurs de toute personne de bonne volonté. Alors, nous serons les véritables instruments du Père au service de tous nos frères.
En quoi la spiritualité franciscaine, basée notamment sur l’esprit de fraternité, peut-elle participer à cette réflexion ?
“Seigneur, fais de moi un instrument de ta paix” : cette prière attribuée à François résonne comme le programme de ce que doit être notre engagement. Mettre l’amour là où il y a la haine, le pardon là où il y a l’offense, l’union là où il y a la discorde, la vérité là où il y a l’erreur, la foi là où il y a le doute, l’espérance là où il y a le désespoir, la lumière là où il y a les ténèbres, la tristesse là où il y a la joie : tout y est. J’évoquais aussi la rencontre de François avec le sultan de Damiette : à travers ce fioretti comme par tant d’autres, le Poverello d’Assise nous apprend à regarder l’autre avec bienveillance, à voir en lui, quelle que soit sa culture ou sa religion, un frère ou une sœur pour qui le Christ est mort, à s’en faire le “frère universel”, comme y aspirait aussi, plus près de nous dans le temps, saint Charles de Foucauld. Enfin, François nous donne l’exemple de la confiance joyeuse. En son temps, il aurait eu beaucoup de raisons de désespérer, tandis que le monde se déchirait et que l’Église était à “réparer” : “Va, répare mon Église, tu le vois, elle tombe en ruine”, lui dit le Christ par trois fois. Devant tant de défis, François demeurait dans la louange, l’attention à chacun, la contemplation et une douce humilité, sans pour autant se dérober, jamais, à la mission que le Christ lui avait confiée.
Quel regard portez-vous sur la présence de communautés franciscaines dans la région (à Marseille, au Maroc, en Italie, en Turquie, au Proche-Orient) ?
Dans les communautés franciscaines que j’ai visitées tout autour de la Méditerranée, j’ai toujours été émerveillé par la présence discrète, aimante, évangélique, que les frères assurent. Ils expriment dans la discrétion ce qu’il y a de plus fondamental dans notre foi : la proximité aimante de Dieu envers le monde. À Marseille, les franciscains sont implantés dans le quartier de Noailles où, il y a quelques années, l’effondrement de deux immeubles dans lesquels huit personnes ont perdu la vie, a causé un immense traumatisme dans la ville. J’ai vu les frères s’engager dans diverses initiatives, en lien avec les pasteurs protestants d’un temple voisin et les responsables de la communauté comorienne musulmane très représentée dans ce quartier.
Aujourd’hui, ils poursuivent ce travail pastoral pour tisser du lien, consoler les affligés, porter assistance aux plus démunis. Cela n’a rien d’éclatant mais, comme l’écrivait Maurice Zundel : “Les vrais croyants font peu de bruit”. Ailleurs en Méditerranée, ces petites communautés sont souvent immergées au sein d’une population majoritairement musulmane : là aussi, à l’école de François d’Assise, ils vivent un dialogue “à hauteur de visage”, dans la simplicité d’une vie partagée, comme tant d’autres communautés en font l’expérience, et parfois jusqu’au don de leur vie. Enfin, les franciscains de Terre Sainte ont une mission bien particulière, celle de garder les lieux saints : ils assurent ce service – pas toujours évident – depuis près de huit siècles, permettant aux pèlerins du monde entier de venir marcher dans les pas même du Christ. C’est une belle mission au service de l’Église universelle.
Finalement, comment percevez-vous la vocation prophétique de la Méditerranée pour les décennies à venir ?
La Méditerranée est déchirée par de graves conflits, dont l’ombre portée dépasse largement les frontières des pays qui la bordent. Depuis le 7 octobre 2023, nous voyons bien comment la résurgence du terrorisme et de la guerre en Terre sainte a des répercussions sur tout le Proche-Orient et bien au-delà. Nos sociétés occidentales se polarisent. Le dialogue se fragilise. Ce qui se passe en Ukraine ou en Arménie nous concerne tous. L’effondrement de la Libye a largement contribué à faire de la Méditerranée un cimetière pour les milliers de migrants. Ils tentent de la traverser, portés par leur immense espérance et abandonnés à la mort par le mépris meurtrier des passeurs et l’indifférence complice de ceux qui préfèrent les voir mourir en mer plutôt que d’être obligés de les accueillir.
Or, la paix dans le monde passe inévitablement par la paix en Méditerranée. C’est tout l’enjeu, qui ne concerne pas que cette région du monde, de la création d’une conférence ecclésiale de la Méditerranée. Puisse saint François, avec l’audace d’un prophète et la sagesse d’un pauvre, aider notre Église à “rendre les hommes frères, comme le demande précisément le règne de justice et de paix inauguré par la venue du Christ au monde2”.
Propos recueillis par Claire RIOBÉ