Le Cantique de Frère Soleil ou la louange intégrale made in François d’Assise

L’unité vient du lien fraternel établi par la dépendance au même Père Créateur.

L’écologie intégrale est à la mode. Le « tout est lié » du Pape François a fait du chemin. Et pourtant, notre rapport avec la Création va bien au-delà d’un respect fraternel. Fr. Frédéric-Marie Le Méhauté, théologien et enseignant aux Facultés Loyola Paris, nous invite à aller plus loin à partir du célèbre Cantique de Frère Soleil composé par saint François d’Assise.

Tout commence par la rencontre avec les plus pauvres. À la fin de sa vie, quand il veut transmettre le cœur de son héritage à ses frères, François d’Assise ne relate qu’une seule rencontre : celle avec les lépreux. Il ne parle pas de la voix entendue dans la petite chapelle de saint Damien devant un crucifix ; il ne parle pas de ses rêves ou de ses prières dans la montagne… Il parle des lépreux, « avec qui il fit miséricorde[1]. » En embrassant les lépreux et en étant embrassé par eux[2], François a franchi des frontières corporelles et sociales, transformant une amertume initiale en une douceur spirituelle et physique. Ces rencontres lui ont révélé une autre façon de se relier au monde. Il y a découvert cette « fraternité sublime avec toute la Création » (Laudato Si’ 221) cachée derrière ce qui suscite la peur, le dégoût. La conversion est toujours une frontière traversée pour entrer plus profondément dans la gratuité de l’amour.

DÉSAPPROPRIATION

Dès le début de sa conversion[3], alors qu’il rentre, malade, de la prison de Pérouse, la belle nature ombrienne a déjà perdu son charme. Son premier biographe rapporte qu’un jour, François « se faisait une fête d’aller contempler la campagne environnante. Mais tout ce qui est plaisant à voir : la beauté des champs, l’aspect riant des vignes et des bois, tout avait perdu son charme[4]. » Notons qu’ici, c’est la nature utile qui a perdu son charme : les champs dont on tire la nourriture, les vignes dont on tire le vin, les bois qui procure du chauffage…
Un peu plus tard, alors que les frères rentrent de Rome, le même Celano raconte que les frères ont abandonné un endroit à « la beauté enchanteresse (…) de crainte cependant qu’un séjour prolongé ne les fasse tomber (…) dans les filets de la mentalité propriétaire[5]. » Paradoxalement, cette désappropriation, même de la simple beauté d’un lieu, conduit à la joie : « Ils étaient ravis de ne rien voir et de ne rien posséder d’attachant pour l’âme ou pour la chair[6]. »

NON-DOMINATION

À la fin de sa vie, François est malade, presque aveugle. Il ne peut plus jouir ni de la vue, ni de la douceur des éléments. Les médecins lui brulent les tempes avec des fers rougis au feu. Et pourtant, c’est alors qu’il fait monter cet hymne de louange unique à celui que « nul homme n’est digne de nommer. » Ici, comme ailleurs, « tout être recevait le nom de frère[7]. » Dans ce poème, François loue pour et par des créatures célestes, frère soleil, sœurs lune et les étoiles, puis pour et par les créatures terrestres, frère vent, frère feu, sœur eau. Or personne ne peut posséder le soleil, la lune, les étoiles, l’eau, le vent, le feu. Quand François évoque la terre, il ne parle pas de champ, de domaine, de vignes mais de « sœur notre mère la terre » qui soutient et gouverne tout être, qui prend soin de tous. Aucun lieu où planter son drapeau et dire : « C’est à moi ». François n’évoque aucun lieu où l’homme pourrait s’installer.
Notons qu’il n’y a aucun animal dans le cantique ; justement parce qu’on pourrait les mettre en cage et les réduire à des objets. Aucun frère, ni aucun être humain ; justement pour se prémunir de toute forme de domination, d’abus de toutes sortes dont François est si conscient : « Sur aucun homme, mais surtout sur aucun autre frère, nul frère ne se prévaudra jamais d’aucun pouvoir de domination[8]. »

LE LIEN FRATERNEL

On oublie souvent que le cantique n’est pas un hymne à la fraternité close sur elle-même. La fraternité n’est évoquée qu’à partir du pardon. François ne loue pas pour ses frères, mais « par ceux qui pardonnent par amour », par ceux qui savent reconstruire après la déchirure des liens fraternels. Le cantique n’est pas non plus un hymne à la vie débordante : François loue par « sœur notre mort corporelle. » Il loue ce par quoi la vie échappe à elle-même, soulignant ainsi que l’humain n’est même pas propriétaire de ce corps à la fois voué à la mort, mais ouvert à une fraternité qui semble la traverser.
Au cœur de cette vie d’itinérance existentielle où l’humain semble n’avoir nul lieu où reposer la tête, la sécurité ne vient donc pas de la possession des biens mais du lien fraternel. Ce n’est pas un hasard si, au chapitre 6 de la première Règle, l’exigence de ne rien posséder et d’aller en pèlerins et étrangers, est immédiatement suivie par l’exigence de vivre de ces liens fraternels : « Les frères, où qu’ils soient, où qu’ils se rencontrent, se montreront les uns aux autres qu’ils sont de la même famille[9]. » L’unité ne vient pas du monde, du cosmos ou de la nature. L’unité vient du lien fraternel établi par la dépendance au Créateur. « Notre cloitre, c’est le monde », parce que la fraternité ne connaît pas de frontière.

LUMIÈRE DIVINE

L’astrophysicien David Elbaz, dans un livre magnifique intitulé La plus belle ruse de la lumière écrit que « la lumière sculpte l’univers ». Il s’interroge sur ce grand mystère : comment la complexité peut-elle exister dans l’univers ? Pourquoi, alors que les transferts d’énergie vont toujours dans le sens d’une dissipation (principe d’entropie), les étoiles ont-elles pu se former ? La vie apparaître ? L’intelligence se développer ? Sa réponse : c’est grâce à la lumière. Ces découvertes très contemporaines font échos à la vision franciscaine introduite par François d’Assise dans son cantique, développée et exprimée par saint Bonaventure et d’autres théologiens franciscains après lui. Toutes les créatures rayonnent la lumière divine. C’est cette énergie lumineuse des choses que même le ténèbres ne peuvent arrêter qui donne sa forme à la création.
Voilà pourquoi, si nous lisons ce cantique dans le contexte de la recherche d’une écologie intégrale, nous ne pouvons pas nous contenter de promouvoir l’installation de panneaux solaires, l’utilisation de matériaux biosourcés, de compost ; ni simplement de proposer un retour à l’enchantement du monde, à l’émerveillement devant la beauté des créatures… Tout cela est plus que nécessaire mais resterait inutile voire dangereux, si nous n’osions désigner le but du chemin : revenir à la fraicheur et à la simplicité du don, redécouvrir ce lien fraternel qui tisse non seulement le vivant, mais toute la Création, contempler Dieu, don en lui-même, à travers la singularité lumineuse de toute créature.
Alors nous pourrons redéfinir une gouvernance humaine à la fois de soin maternel et de liberté frater­nelle. Au cœur d’une création « qui gémit dans les douleurs d’un enfan­tement qui dure encore » (Rm 8, 22), Angèle de Foligno, mystique francis­caine, s’exclame : « La nature est en­ceinte de Dieu » ! Et c’est en ce sens que saint François nous invite à devenir « mères de Jésus-Christ ».

Fr. Frédéric-Marie LE MÉHAUTÉ, OFM


[1] Testament, 1-3
[2] « Ayant reçu du lépreux un baiser de paix… » (Légende des trois compagnons §11)
[3] L’analyse suivante est reprise du petit livre très suggestif de Bernard Forthomme, Le chant de la création selon François d’Assise, Paris, Éd. Franciscaines, « Chemins d’Assise », 2006.
[4] Thomas de Celano, Vita prima de Celano, §3
[5] Thomas de Celano, Vita prima de Celano, §35
[6] Ibid.
[7] Thomas de Celano, Vita prima de Celano, §81
[8] Première règle de 1221, 5,9
[9] Première règle de 1221, 6,1.7

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