Marie-Armelle Beaulieu est journaliste à Jérusalem depuis de nombreuses années. Nous lui avons demandé de nous partager ce qu’elle traverse personnellement en tant que chrétienne sur cette terre ravagée par la guerre. Qu’elle en soit remerciée.
Plus de 700 jours ont passé depuis le 7 octobre 2023 et les massacres perpétrés par le Hamas à la frontière de Gaza. Rien du conflit israélo-palestinien n’a commencé ce jour-là, mais cette date, cette barbarie et les représailles démesurées depuis sont une bascule pour nous tous qui vivons en Israël et en Palestine.
Dans les premières semaines, certains, juifs, chrétiens et musulmans, ont cru qu’il s’agissait de tenir bon face au tsunami de haine qui s’abattait. Ils se sont accrochés à leur conviction intime : vivre ensemble est possible. Leur résistance variait dans la forme en fonction du peuple et de la société à laquelle ils appartiennent.
Pour ma part, durant l’année 2024, ma résistance prit forme dans mon travail. En donnant la parole aux acteurs de paix, en essayant d’expliquer les ressorts de ce qui se jouait, j’avais l’impression de travailler à bâtir le possible d’un futur, de résister aux logiques de destructions et de déshumanisation. Aussi modeste cela pouvait-il être, je faisais quelque chose.
Mais les jours ont passé et la vague de haine, loin de refluer, continuait à se répandre. On ne voit pas le mal en action, on n’entend pas des torrents de haine se déverser, on ne voit pas ses amis sombrer dans l’absurde de la justification du mal, tout au long des jours, sans être broyé.
À mesure que la situation empirait, cette forme de résistance semblait devenir vaine. Sans compter que les conditions politiques exigeaient sans cesse plus de prudence, le désir de paix étant mal vu des deux côtés. Le peu que je faisais semblait m’être enlevé. La question m’a hantée pendant des semaines : faut-il partir pour reprendre la parole ?
CREUSER UNE SPIRITUALITÉ DU SILENCE
En guise de réponse, le Seigneur a fait en sorte que je rencontre, en diverses occasions, des amis, juifs et palestiniens que je n’avais pas vus de longue date. Ils m’ont fait comprendre que le seul fait que je sois toujours là, alors que je pourrais partir, leur était un réconfort.
J’ai continué de travailler et d’écrire, mais j’ai aussi cherché à creuser une spiritualité du silence et de la présence priante, j’allais dire aussi joyeuse. J’ai lu ce que j’ai pu trouver en ligne sur les « cercles de silence » et sur la notion de « monachisme intériorisé ». Et finalement, j’ai lentement découvert que la résistance dans ce pays en guerre ne devait pas, pour moi, être une lutte militante mais un nouvel abandon. Une acceptation de ne rien pouvoir dire ou presque, de ne rien pouvoir faire ou presque, mais un simple « être là ».
Au passage, il a fallu aussi admettre qu’il y a en moi les mêmes capacités de haine, de vengeance, de déshumanisation que celles dont je suis témoin. Les désarmer est le vrai combat de chaque jour. Mais il en va de la qualité de cet « être là ». Si je reste pour concourir au mal qui défigure la sainteté de cette terre, alors je devrais partir. Elle a son lot de noirceur sans que j’en rajoute.
Les acteurs de paix auxquels j’ai donné la parole — comme rédactrice en chef du magazine des franciscains de la Custodie — me sont apparus comme des scintillements de lumière dans les ténèbres. Comme si eux se tenaient en bordure du trou noir pour nous prévenir d’y sombrer. En astrophysique, on dit des trous noirs qu’ils absorbent tout, même la lumière. Mais il existe une limite, appelée horizon des événements, qui est une surface invisible qui sépare le perdu à jamais du possible. S’y tenir — toujours en astrophysique — demande une énergie énorme. Je réfléchissais à cette image quand je tombais sur un poème de Mahmoud Darwich (voir ci-contre) qui me sembla condenser cette spiritualité « l’être là » : vivre sa vie de tous les jours, dans son devoir d’état, en ayant au coeur les autres et en devenant à mon tour et l’air de rien un autre scintillement de lumière. Tous les résistants ne sont pas des héros !
Marie-Armelle BEAULIEU
Pense aux autres
Quand tu prépares ton petit-déjeuner, pense aux autres. (N’oublie pas le grain aux colombes.)
Quand tu mènes tes guerres, pense aux autres. (N’oublie pas ceux qui réclament la paix.)
Quand tu règles la facture d’eau, pense aux autres. (Qui tètent les nuages.)
Quand tu rentres à la maison, ta maison, pense aux autres. (N’oublie pas le peuple des tentes.)
Quand tu comptes les étoiles pour dormir, pense aux autres. (Certains n’ont pas le loisir de rêver.)
Quand tu te libères par la métonymie, pense aux autres. (Qui ont perdu le droit à la parole.)
Quand tu penses aux autres lointains, pense à toi. (Dis-toi : que ne suis-je une bougie dans le noir ?)
Poésie de Mahmoud Darwich dans Comme des fleurs d’amandiers ou plus loin Traduit par Elias Sanbar, Actes Sud, 2007.
Terre Sainte Magazine : une revue pour espérer
La revue Terre Sainte Magazine pose un regard chrétien sur l’actualité du Proche-Orient et est entièrement pensée et écrite à Jérusalem. En vous abonnant, vous permettez à des journalistes chrétiens de continuer à nous donner à voir et à entendre les petites pousses de paix qui grandissent loin des unes des grands médias. Alors, si vous vous demandez quoi faire face à cette guerre qui ravage la Terre Sainte, abonnez-vous, abonnez vos proches à Noël et ne cédez pas à la fatalité.
Un an d’abonnement (6 numéros, 38 €) comprend : le magazine en version papier livré chez vous, la consultation numérique du numéro en cours et l’accès illimité à tous les articles payants du site internet.
Informations et abonnement sur www.terresainte.net ou par email :