À l’occasion du 800ème anniversaire du Cantique des créatures et à l’approche du Festival Brother Sun (28-31 août 2025), Fr. Frédéric-Marie Le Méhauté, théologien, nous aide à entrer dans la profondeur et l’actualité de ce poème.
Fr. Frédéric-Marie, saint François doit être drôlement heureux à la fin de sa vie pour composer un tel poème de louange ?
Eh bien, c’est tout le contraire ! A la fin de sa vie, François est malade. Son corps, « frère âne » comme il l’appelle, est à bout. Il faut bien dire que, par des jeûnes et des mortifications répétées, il ne l’a pas ménagé. François est revenu d’Égypte avec une maladie des yeux que les médecins de l’époque traitent avec des tisons de feu appliqués sur les tempes ! Quand François loue par frère Feu, il n’a pas dans la tête une joyeuse fête scoute autour du feu de camp. Dans un texte qui raconte ce traitement médical, François ne demande pas au feu de ne pas le brûler. C’est la nature profonde du feu que de brûler ! François le sait, le reconnaît et l’accepte. Il n’attend pas que les créatures, ou ses frères, soient autre chose que ce qu’elles sont dans la vocation que le Seigneur a posée. Mais il demande au feu d’être courtois, c’est-à-dire qu’il entre dans un certain type de rapport fraternel avec le feu. Le frère Eloi Leclerc raconte comment il a chanté le Cantique avec d’autres frères mineurs dans un wagon qui les ramenait de camp de concentration, alors que l’un d’eux était mourant. Ce poème est témoin d’une force de vie qui traverse les ténèbres. « La lumière luit dans les ténèbres et les ténèbres ne l’ont pas saisi. » C’est cette lumière qu’il nous faut saisir quand nous lisons et prions le Cantique.
Incendies, inondations, tempêtes… N’est-ce pas un peu naïf de louer pour les éléments ?
Oui, c’est naïf justement si nous en restons à la surface. Le Cantique n’est pas un poème romantique devant les beautés de la nature, devant le foisonnement de la vie. Oui le feu produit des incendies, oui trop de pluie produit des inondations. Mais le Cantique nous amène beaucoup plus profondément, à une autre attitude. « Nul homme n’est digne de te nommer », écrit-il au début. Aucun humain ne peut louer Dieu en vérité. Notre prière est toujours une prière qui s’associe à Jésus : « Par lui, avec lui et en lui, à toi Dieu le Père tout-puissant dans l’unité du Saint-Esprit » comme nous l’exprimons dans la célébration eucharistique. Le seul digne de louer le Père est Jésus et il nous associe à sa prière dans l’Esprit saint. Et en lui, toute la création est réconciliée. « Le loup habitera avec l’agneau », lisons-nous dans le livre d’Isaïe. De cela aussi nous pourrions dire que c’est bien naïf ! Mais dans le Christ, nos conflits, nos différences, ne sont plus des obstacles, mais des reflets de la gloire du ressuscité ou appellent toutes les créatures à vivre de sa vie. C’est le Christ le premier qui peut chanter le Cantique.
Pourquoi saint François ne loue-t-il pas pour des animaux ou pour ses frères ?
Effectivement, il n’y a pas d’animaux dans le Cantique alors que nous savons par les biographies son amour pour les petits agneaux en lesquels il reconnaissait l’humilité de Jésus, pour les oiseaux auxquels il a annoncé l’Évangile ; même pour les vers de terre qui lui rappelaient le Christ en sa passion, selon la parole du psaume : « Je suis un ver, pas un homme. » Pas de louange pour les animaux donc ! Pas de louange même pour ses frères. Le Cantique n’est pas un hymne à la fraternité humaine. François loue « par ceux qui pardonnent », c’est-à-dire pour celles et ceux qui savent réparer la fraternité après une déchirure.
Et pourquoi loue-t-il pour la mort ?
C’est là que nous percevons l’essentiel. François ne loue pas pour la vie, mais pour sœur la mort, c’est-à-dire par ce par quoi la vie nous échappe. François ne loue pas par la fraternité, mais par ceux qui pardonnent, c’est-à-dire par ceux qui savent reconstruire après la fracture. Et de même, dans le Cantique, il n’y a aucun élément qu’on pourrait mettre en cage, pas d’animaux. Aucun élément dont on pourrait dire : c’est à moi ! Qui peut posséder le soleil ? Qui peut posséder la lune et les étoiles ? L’astronome du petit Prince de Saint-Exupéry est bien fou de vouloir nommer les étoiles pour les mettre dans un coffre. Quel est le premier geste que les humains ont fait en arrivant sur la lune ? Ils y ont planté un drapeau ! Il n’y a pas de geste plus blasphématoire dans la perspective du Cantique des créatures. Toujours ce réflexe de dire : c’est à moi. Ceci est à moi. Tu es à moi. Je te domine. Je contrôle telle ou telle chose, telle ou telle personne. Le Cantique est LE remède anti-abus de toutes sortes. François loue pour et par les créatures libres de toute domination.
En quoi le Cantique des créatures peut changer mon regard sur le monde ?
Dans le Cantique, François nous dit que la fraternité ne se construit que par le refus de la domination, de l’appropriation. On parle souvent de la pauvreté comme étant la spécificité franciscaine. Cela me semble trop restreint. Les frères mineurs font vœu de vivre « sans rien en propre », c’est-à-dire de traverser la vie sans rien retenir pour eux. « Ne gardez pour vous rien de vous, afin que vous reçoive tout entier celui qui se donne à vous tout entier. » C’est la même logique quand François met en garde ses frères contre tout esprit de domination d’un frère sur d’autres frères. La fraternité se construit quand nous nous reconnaissons dépendants les uns des autres tout en étant fondamentalement libres, quand nous acceptons d’entrer dans le mouvement de la bonté divine qui donne gratuitement. Le Cantique nous invite à entrer dans ce dynamisme de la désappropriation qui permet de reconnaître en toutes créatures, un frère ou une sœur.
Fr. Frédéric-Marie LE MÉHAUTÉ, OFM
Fr. Frédéric-Marie Le Méhauté est théologien, il donne plusieurs cours aux Facultés Loyola Paris : « Écologie et spiritualité franciscaines », « Théologie de la création : croire sérieusement au Dieu créateur aujourd’hui ? » ou encore « Éthique de l’action non-violente ».