Formation sur les abus : “Ne pas laisser cela à l’appréciation des supérieurs de communautés”

La tentation du “c’est pas nous” nous guette tous.

Le père Thierry Dobbelstein est jésuite et il est l’assistant du provincial des jésuites d’Europe occidentale francophone. Âgé de 53 ans et physicien de formation, ce religieux belge s’est vu confier la responsabilité de la cellule “Accueil et écoute” instaurée par la Compagnie de Jésus, en France, en 2015. Au cours de ces quatre dernières années, il a rencontré et écouté plus d’une soixantaine de personnes victimes d’abus sexuels. Les franciscains l’ont sollicité pour participer à deux week-ends de formation qui se sont déroulés cet automne à Orsay.

Propos recueillis par Émilie Rey

Père Thierry bonjour. Comment avez-vous été contacté par les frères ?

Dans la prise en compte des situations d’abus dans l’Église, il y a une forme de soutien mutuel des différentes congrégations religieuses. Ce soutien mutuel passe largement par la Conférence des religieux et religieuses en France (Corref) qui a organisé plusieurs journées de formation à la prévention contre les abus sexuels. Ces journées nous ont aidés à prendre conscience, ensemble, de l’ampleur du problème. Elles ont aussi permis la rencontre de certaines personnes victimes. Nous avons pu découvrir le travail déjà entrepris par certaines congrégations notamment la mise en place de protocoles. La Corref est un lieu de rencontres. Elle met à disposition tant des outils que des personnes ressources. C’est dans ce cadre que Fr. Michel Laloux (Provincial des franciscains) m’a contacté en me disant qu’il réfléchissait à la mise en place d’une formation et qu’il était désireux de savoir ce que nous faisions de notre côté.

Pouvez-vous revenir sur ce qui a été entrepris par la Compagnie de Jésus ?

En avril 2017, nous avons organisé trois journées de formation pour tous les jésuites formés et encore “valides” si je puis dire. Trois journées identiques en trois lieux : Lyon, Paris et Bruxelles. Ainsi, tout jésuite français, belge ou luxembourgeois était obligé de s’inscrire à l’une de ces journées. L’objectif était de resensibiliser chacun au protocole en vigueur : à la fois les comportements dont nous devons nous abstenir, les comportements à encourager avec des personnes vulnérables et ce que nous devons faire quand nous recevons des témoignages. Il y a eu intervention d’un juriste, d’un psychologue et du Procureur général de la Compagnie (c’est le jésuite en charge des affaires juridiques à la Curie générale). Ce dernier a pu nous parler de cas concrets qui nous concernent directement. Après cela, il y a eu deux formations obligatoires pour les jésuites en formation. Puis un autre temps, commun à tous, était prévu en mars 2020 mais le Covid est arrivé…

Est-ce que cela a stoppé votre élan de formation ?

Non, car nous avons demandé aux invités de filmer leur intervention et on a fabriqué des petites vidéos. Nous avons aussi réalisé une vidéo supplémentaire qui faisait un “état des lieux” dans notre Province : combien de personnes victimes nous ont contactés, comment nous les recevons, combien de jésuites sont concernés, sont-ils encore vivants et que faisons-nous dans le cas d’abuseurs encore en vie ? Nous avons aussi partagé trois témoignages de victimes. À l’automne 2020, ces outils ont été mis à disposition de tous les supérieurs locaux avec l’obligation d’organiser, dans chaque communauté, soit deux soirées de formation soit une journée complète. Tous les membres devaient participer et les supérieurs se sont organisés en ce sens. C’était du “tout préparé” avec des instructions pour animer ces temps, des horaires définis et l’exigence d’une remontée des interpellations que chacun pouvait légitimement avoir vis-à-vis de la gestion de ce problème. Dans le cas de cette formation aux abus, nous avons fait le choix de ne pas laisser cela à l’appréciation des supérieurs de communautés. L’enjeu est trop important.

Comment ont été reçues ces formations ?

Je me souviens de l’interpellation d’un membre de ma propre communauté : “J’y participerai mais avec des pieds de plomb !” Et c’est là qu’on se rend compte combien c’est nécessaire ! À l’issue de ces journées, j’ose croire que plus aucun compagnon n’oserait dire cela. Naturellement ce ne sont pas des moments agréables mais, en écoutant les victimes, on ne peut plus dire : “Mais pourquoi est-ce que le Supérieur m’oblige à cela ?” Nous avons pu pleinement prendre conscience de l’importance de la problématique, de l’importance d’être vigilant aujourd’hui. Chacun a pu mesurer l’intensité de la souffrance vécue par les victimes. Tous les compagnons jésuites sont désormais sensibilisés à la question ; ils reconnaissent que ce n’est pas quelque chose qui concerne uniquement les autres familles religieuses ou les diocésains, mais que des jésuites sont directement concernés. Je crois aussi que les compagnons ont été rassurés de voir qu’on ne cache plus les choses sous le tapis et que les personnes victimes sont pleinement écoutées. On regarde les choses en face.

Quel est pour vous le principal enjeu de ces temps de formation ?

Le propre de tous ces abus, c’est le silence. L’abuseur fait en sorte qu’on se taise. La victime elle-même est enfermée dans ce silence, comme prisonnière. Quand on prend votre portefeuille, vous criez “au voleur” ; mais si on met la main dans votre pantalon, vous criez moins vite : “au violeur” ! Le bénéfice de ces formations et du rapport de la Ciase, mais plus encore du travail qui va être mis en œuvre, c’est que tout le monde pourra se rendre compte que dans son entourage, il y a des personnes victimes. On n’imagine pas que quelqu’un, avec qui on travaille ou avec qui on est allé à l’école, puisse avoir été victime d’abus. Ces formations nous rendent plus attentifs et nous préparent à accueillir leur parole. En tant que religieux, on est souvent déstabilisés ou pas à l’aise avec des questions de sexualité. Il y a tout une série de mécanismes de défense personnelle et de défense de nos congrégations qui sont “naturelles” ; elles ne sont pas nécessairement bonnes. Je crois que ces formations peuvent aider à en prendre conscience et à discerner, ensemble, l’attitude et la parole qu’il faut avoir.

Quel rôle avez-vous eu dans la préparation des week-ends qui ont eu lieu à Orsay fin octobre et début novembre ?

J’ai communiqué plusieurs fois avec le frère Michel et le frère Didier Van Hecke (responsable de la formation permanente). J’ai beaucoup insisté pour que soient partagés des témoignages de victimes de franciscains et pas d’autres congrégations. Ne pas le faire, c’est prendre le risque que les frères ne se sentent pas concernés. La tentation du “c’est pas nous” nous guette tous. D’expérience, quand on entend une victime parler de sa souffrance et que l’on sait qu’elle a été causée par l’un des nôtres, cela change tout.

Qu’auriez-vous envie de dire aux frères qui vous lisent ?

Qu’il faut qu’ils se rendent compte que cette formation ne va pas être un “one shot” (unique), il va falloir aller plus en profondeur, répéter, adapter, faire évoluer. Le rapport de la Ciase est une première étape. La commission donne des recommandations et marque le début d’une nouvelle ère pour l’Église, je pense notamment à la réparation financière. Avec la médiatisation et la possibilité d’un dédommagement financier, certaines victimes vont oser sortir du silence et on va vivre “une deuxième vague” avec de nouvelles personnes victimes qui nous contacteront. C’est exactement ce qui s’est passé en Belgique dans les années qui ont suivi la commission parlementaire sur le sujet. Il faut que les frères se préparent et se forment à cela car nous nous inscrivons dans un temps long.


Premières journées de formation et de prévention chez les franciscains

Les 22 et 23 octobre et 6 et 7 novembre, les franciscains de France et Belgique ont entamé leurs premières journées de formation et de prévention sur les abus sexuels et (ou) spirituels.

Confiée au Fr. Didier Van Hecke, responsable de la formation permanente, ces journées alternaient partages en petits groupes de 5/6 frères et remontées en grand groupe. Les frères purent se mettre à l’écoute de victimes et échanger sur le rapport de la Commission Sauvé. Parmi les intervenants : le père Stéphane Joulain, prêtre de la Société des missionnaires d’Afrique, psychothérapeute et auteur de l’ouvrage Combattre l’abus sexuel des enfants (publié en 2018 aux éditions Desclée de Brouwer), ou encore la docteur Isabelle Chartier-Siben, victimologue depuis 2002 qui reçoit des victimes d’abus sexuels dans l’Église depuis plus de quinze ans.

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