Comment Dieu nous parle-t-il à travers le mystère de la crèche ? À quelques semaines de Noël, Fr. Frédéric-Marie Le Méhauté propose une réflexion sur l’incarnation, à l’écoute de la parole de personnes qui connaissent la précarité.
En 2019, j’accompagnais un pèlerinage de personnes en précarité à Jérusalem, avec le réseau Saint-Laurent. Nous étions à Bethléem et depuis le début de la journée, nous méditions sur la naissance de Jésus dans les lieux où l’Évangile avait, une première fois, pris vie. Je discutais avec Brigitte qui me parlait de ce qu’elle retenait de ces lieux. Je l’écoutais distraitement tout à ma tâche de pousser son fauteuil dans les rues pavées de la ville. Arrivés sur la grand-place de Bethléem, elle me demande de nous arrêter, reste un moment en silence et dit : “Moi, je crois que Dieu, il avait un plan dès le départ. Et Dieu il a dit : “Non, il ne faut pas que mon fils, il naisse dans une belle auberge, dans une belle chambre, tout ça. Il faut qu’il naisse vraiment aux plus petits. Il faut qu’il naisse dans une étable.” C’est parce que là sont les plus petits. Voilà.”
L’ÉTABLE, UN CHOIX DE DIEU
Cette intuition fulgurante de Brigitte est une constante souvent exprimée par les personnes qui ont vécu une vie difficile. Dans un autre groupe, Patrick partage la même intuition : “Jésus, il n’est pas né sur le luxe. Si Dieu est né dans une mangeoire, c’est une Bonne Nouvelle pour nous. Il n’est pas né dans le luxe ou l’argent. S’il est né dans une mangeoire c’est pour que nous soyons riches, riches de sa pauvreté. (…) Ça serait le sauveur qui serait milliardaire, riche, né dans un château… est-ce que ça serait un sauveur qui va posséder ? Au contraire, Dieu ne veut pas ça. Dieu veut que son Fils naisse dans une mangeoire pour qu’il puisse dire : voilà, cette pauvreté est dans ce monde, ce monde porte la pauvreté. Dieu va plutôt s’occuper d’un pauvre que d’un riche, même s’il s’occupe et parle aussi aux riches. Mais puisqu’il était pauvre, il va plutôt parler aux pauvres de cœur. Il nous fait comprendre : tu es pauvre, c’est pour te transmettre quelque chose, pour faire découvrir aux autres quelque chose d’important.”
Pour moi, pour nous qui ne connaissons pas la misère, nous avons tendance à insister davantage sur l’exclusion de Joseph et de Marie à l’auberge : le père et la mère de Jésus ne sont pas accueillis “car il n’y avait pas de place dans la salle commune” (Lc 2,7). “Mais on peut quand même faire un peu de place pour une femme enceinte” s’indigne Josette. Dans la perspective d’un combat pour la justice, c’est cette exclusion qui est à combattre. Mais quand ils lisent cet épisode évangélique, ce n’est pas ce refus d’accueillir que les plus pauvres retiennent principalement. Ils insistent sur le choix de Dieu de naître dans l’étable, au plus près des bergers, au plus près des exclus. L’incarnation à l’étable n’est pas le résultat d’un accident, ou d’un péché humain. Cette naissance, précisément là, dévoile la volonté de Dieu de naître au plus près des petits, de se “faire comme nous”.
INCARNATION PAR AMOUR
Cet écart entre la parole des pauvres et la perception de ceux et celles qui ne connaissent pas cette vie n’est pas sans rappeler un débat classique en théologie : le motif de l’incarnation. Pourquoi Dieu s’est-il incarné ? Pourquoi un Dieu homme ? La question se fait plus précise dans sa formulation négative : le Verbe se serait-il incarné, si l’homme n’avait pas péché ?
La réponse de l’école dominicaine est construite sur une théologie d’une création qui jouit d’une grande autonomie : dans cette perspective, l’incarnation n’ajoute rien à la puissance, à l’éternité, à l’unicité du Créateur. Elle est l’expression de sa miséricorde pour nous car Dieu veut restaurer la création et sauver l’humanité de la corruption et de la mort. Jésus vient pour nous sauver de nos péchés. Mais alors l’incarnation apparaît ici comme une conséquence du péché. Joseph et Marie se retrouvent dans une étable parce qu’ils n’ont pas été accueillis.
L’école franciscaine propose une lecture différente : l’incarnation est comprise comme le sommet de la manifestation de Dieu, voulue de toute éternité dans le dessein de l’amour trinitaire. L’incarnation a pour but principal de manifester l’amour de Dieu, la primauté du Christ, “indépendamment du péché” comme l’écrit Guillaume de Ware. Jésus naît dans l’étable comme Dieu l’a voulu, au plus près des bergers, partageant leur vie, leurs conditions dès le premier instant. L’accent particulier souligné par les paroles de Brigitte et de Patrick est le suivant : Dieu n’est pas pauvre par accident, mais il veut rejoindre les plus pauvres.
SE METTRE EN SITUATION D’ÉCOUTE
Il ne s’agit pas de choisir son camp, d’opter pour une interprétation contre l’autre, dominicains contre franciscains, pauvres contre riches. Devant le mystère de Dieu, aucun système théologique ne peut prétendre exprimer le tout de la vérité. Chacun peut exprimer son point de vue, mais en étant conscient que celui-ci est ancré dans un point de vie, dans une expérience spécifique et personnelle de la vie ; mais toujours en essayant d’écouter tout le monde jusqu’au bout.
C’est en cela que l’écoute de la parole des plus pauvres est essentielle. Les pauvres ne nous disent pas la vérité parce qu’ils sont pauvres, comme par magie, comme si la vérité pouvait naître automatiquement de la misère ! Mais en nous mettant en situation d’écouter la parole de ceux qu’on n’écoute jamais, en leur offrant notre amitié pour que cette parole soit libre alors nous construisons une Église et une société dans lesquels chacun est respecté. Et ensemble, nous pouvons nous mettre à l’écoute du Dieu qui nous parle, du Dieu qui agît dans nos vies.
Confiant en l’action de l’Esprit saint qui conduit l’Église et qui est donnée à tout baptisé, le pape François a engagé résolument l’Église sur un chemin synodal, une aventure vécue ensemble. Ce n’est pas un gadget ecclésial pour faire passer la pilule d’une vérité reçue indépendamment de nos vies concrètes. C’est un chemin d’écoute partagée, du pape jusqu’au plus petit. Le pape a les moyens de s’exprimer. Mais sommes-nous certains d’avoir écouté le plus petit ? Une Église pleinement synodale ne pourra être que pleinement diaconale… et inversement car comme l’écrit Leonardo Boff, “l’Église naît de la foi des pauvres”.