Sœur Anne Chapell : « Nous avons besoin que l’Église redevienne petite »

La réforme de l’Église ne pourra pas se faire sans les victimes.

Sœur Anne Chapell est Supérieure générale des Sœurs du Sacré-Cœur de Jésus. Au sein de la Conférence des religieux et religieuses en France (Corref), cette médecin a intégré la commission “Réparation” qui, initialement, devait réfléchir au geste financier à apporter aux victimes d’abus. Elle partage pour En frères ce qu’elle a vécu personnellement et l’évolution des réflexions de cette commission, largement influencée par la parole des victimes.

Sœur Anne nous reçoit dans le 20e arrondissement de Paris, quelques jours après la remise du rapport de la Ciase (Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église). L’émotion est présente : “Je suis comme soufflée, anéantie”, partage-t-elle d’emblée. Et si elle accepte de prendre la parole aujourd’hui, c’est parce qu’elle veut voir dans le travail de cette commission une expérience inaugurale pour l’Église.

Sœur Anne saisit ses notes et retrace : “En 2019, la Corref et la Conférence des évêques de France ont commencé à plancher sur la question du geste financier. Rapidement, nous avons pris deux directions différentes à savoir que nous, religieux et religieuses, souhaitions attendre les préconisations du rapport Sauvé tout en entamant une réflexion profonde sur le sens de ce geste ; la commission “Réparation” est née dans la foulée”. Cette commission, constituée de dix membres qui ne se connaissaient pas, est multidisciplinaire : des religieux et religieuses, des laïcs, des gens du droit civil – comme un magistrat – et du droit canon, une psychologue, des personnes formées en théologie et deux victimes, elles-mêmes avec un fort bagage théologique. “Très vite, les victimes nous ont interpellés. Personnellement, c’est une conversion que j’ai dû vivre car on ne parle pas de la même manière des victimes et en présence de victimes”. Tout le monde se retrouve ainsi sur un même pied d’égalité et en collégialité. “Il n’y avait pas de position de surplomb et cela a été d’emblée très fort. Et si l’autorité s’est déplacée quelque part, c’est bien du côté de la parole des victimes”, insiste sœur Anne. Elle aura passé une année en compagnie de ces membres, à raison d’une soirée par mois.

La commission Sauvé parle du savoir expérientiel et la religieuse se retrouve bien dans ce terme. “Le savoir d’expérience des victimes, dès la première réunion, nous a fait comprendre que la réparation financière ne pouvait être que la dernière étape du processus. Un geste financier posé trop vite peut faire plus de dégâts qu’une réparation véritable. Il peut être perçu comme une façon d’acheter un silence ou de tourner la page.”

DE LA JUSTICE RÉPARATRICE

Sœur Anne détaille alors l’introduction de la notion de “justice réparatrice” inspirée, entre autres, du traitement des erreurs médicales en Grande-Bretagne. Une justice réparatrice qui se décline en cinq étapes : la reconnaissance des faits, la présentation d’excuses, la manifestation publique de la honte, la prise de mesures de changement et le geste financier. “C’est la question de la responsabilité qui est très vite arrivée. En tant que religieuse, j’ai pensé à toutes mes consœurs qui allaient dire : “Mais nous, on n’a rien fait”. J’étais mal à l’aise avec cette notion, j’avais du mal à me reconnaître responsable”, avoue-t-elle.

Et c’est au terme d’un long cheminement et avec les regards des uns des autres que sœur Anne s’est rendue compte que l’ensemble des religieux et religieuses de France sont responsables du système. “On ne parle pas de faits individuels mais de crimes massifs perpétrés en Église. Il y a eu une culture du secret et une considération exagérée de la figure masculine. En ce sens, la vie religieuse féminine a aussi la responsabilité de son rapport avec le masculin. Si on présente toujours l’évêque ou le prêtre comme l’autorité intouchable et qu’on enseigne à nos jeunes sœurs à faire de même, et bien nous introduisons un rapport non ajusté et même malsain au masculin”. Elle perçoit ici l’un des grands axes de travail des congrégations féminines pour les années à venir car “nous sommes, religieux et religieuses, ensemble dans le même bateau”.

Autre découverte qui fut pour elle une “déflagration” : la différence entre le mal commis et le mal subi. “Le mal commis par l’auteur est souvent l’affaire d’une pulsion limitée dans le temps mais le mal subi peut se répercuter sur une existence entière. Et la matérialité du fait n’a pas de corrélation précise avec les répercussions dans l’existence de la victime : un “simple” délit peut avoir de grands impacts chez une personne donnée alors qu’un fait grave, de l’ordre du crime, peut avoir un retentissement moindre chez une autre personne”. “Je n’avais jamais rencontré de victimes, j’ai eu l’impression d’une descente aux enfers, je me disais à chaque fois qu’on avait touché le fond, j’en avais la nausée”, raconte celle qui reconnaît la qualité, la force des échanges, l’estime et la confiance tissées entre les différents membres de la commission.

À LA JUSTICE RESTAURATIVE

Elle poursuit : “Parler de réparation, c’est un peu comme si on voulait changer une pièce défectueuse. L’un d’entre nous a évoqué les abus comme un “empêchement d’être” parce que beaucoup de victimes ont vu leur vie limitée, voire anéantie. Il n’est pas tant question de “réparation” que de “restauration d’un être” qui a été abîmé.”

Ce qui est alors en jeu, c’est la restauration des relations, notamment dans l’entourage de la victime mais aussi, entre la victime et l’institution. “Il n’est pas du tout évident pour une victime de prendre contact avec un supérieur majeur. Le face-à-face est terrible car il y a une dissymétrie de la relation, l’auteur des abus ou son institution est toujours gagnant”. Sœur Anne fait référence au philosophe Paul Ricœur* : “Chez Ricœur, la reconnaissance part d’une restauration de cette dissymétrie pour aller vers un dialogue entre deux personnes qui sont au même niveau”. Les victimes nous l’ont clairement exprimé : “Nous avons besoin que l’Église redevienne petite”.

Sœur Anne tient à redire combien la présence des victimes au sein de cette commission a été précieuse pour affronter et pour affiner la parole de la Corref. Avec la justice restaurative, la victime est au cœur de l’expérience de justice, dans un espace sécurisé, et elle a la possibilité de s’exprimer librement. “C’est une expérience inaugurale avec un nouveau style de débats et de réflexions en Église. Il y a eu comme un déboulonnage de l’entre-soi. C’est très clairement apparu quand nous parlions de droit canon et de droit civil. Notre droit canon fonctionne en boucle, il est comme enkysté dans une société parallèle”. La réforme de l’Église ne pourra pas se faire sans les victimes, la Corref en est convaincue. “Nous voulons être une Église qui accepte de se laisser interpeller, qui sorte de son langage convenu et de son jargon”.

Sœur Anne le constate, “Nous faisions partie d’une génération de “sachants”, nous avions une expertise du simple fait que nous étions des religieux et des religieuses mais depuis quelques décennies, nous perdons cette expertise et la posture de surplomb qui va avec. Et cela crée un malaise et nous pousse à la conversion : quelle est notre expertise pour aujourd’hui ?” Sa réponse est limpide : “Notre expertise, en tant que religieux, doit être celle de l’expérience spirituelle et du vivre ensemble à travers notre vie communautaire.”

Émilie REY

*Paul RICŒUR, Parcours de la reconnaissance. Trois études, Paris, Stock, 2004

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