Éric Julien : « La nature extérieure est un reflet de notre nature intérieure »

Chez les Kogis, c’est toute la vie qui est sacrée.

Diplômé de Sciences Po, guide de montagne, conseiller en accompagnement du changement et en gestion de conflit, journaliste, écrivain et conférencier… Éric Julien est de ceux qui ont mille vies ! C’est avec sa casquette de géographe et à la lumière de la culture des Indiens Kogis, un peuple colombien qu’il côtoie depuis plus de 35 ans, que nous lui avons proposé de commenter cet extrait du Cantique : « Loué sois-tu, mon Seigneur, par soeur notre mère la Terre qui nous sustente et nous gouverne. »

En 1985, tandis que j’étais jeune guide de montagne, on m’a proposé de participer à une expédition dans la Sierra-Nevada de Santa Marta. Ce massif montagneux du nord de la Colombie est sans doute le premier hotspot de biodiversité au monde : à ce jour, nous n’avons pas pu identifier plus de 15 % de ce qui y vit !

Là-haut, j’ai souffert d’un œdème pulmonaire. À moitié agonisant, à 5 000 mètres d’altitude, j’ai eu la chance de rencontrer ce que notre monde moderne pourrait appeler « des gens archaïques », « primitifs », « sous-développés », ou encore « sauvages » : les Indiens Kogis. Ils auraient pu me dire : « Cela fait cinq siècles que tes congénères nous détruisent, débrouille-toi ! » Mais bien au contraire, ils m’ont tendu la main comme à un frère, m’ont soigné et m’ont sauvé la vie. J’ai découvert ce jour-là quelque chose que je ne connaissais pas : la solidarité au coeur de la vulnérabilité.

INDIENS KOGIS : LE DIVIN TRAVERSE TOUTE LA VIE

Dans le Cantique des créatures, quand saint François loue « par sœur notre mère la Terre », il nous redit que nous sommes les enfants de la Terre. Je pense que les Kogis auraient tout à fait pu prononcer cette phrase car ils ont développé, à leur manière, un accès à l’essence même de la vie. Ils se sont libérés des engrenages, des croyances et des constructions culturelles pour arriver à la liberté d’un enfant qui retrouve l’unité avec sa mère, comme si c’était le début d’une existence.

Je pense que François d’Assise, par son voeu de pauvreté et de contact avec la Création, avait en lui cette expérience divine, au sens de quelque chose qui nous dépasse complètement. Les Kogis ont ce même rapport au monde. Ils ont un profond respect pour cette dimension divine de la vie à tel point que, contrairement à nos sociétés occidentales, il n’y a chez eux aucune séparation entre le sacré et le profane. La notion de sacré n’existe pas à proprement parler, c’est toute la vie qui est sacrée. Le sacré traverse toutes les activités quotidiennes de leur société : cultiver la terre, gouverner, soigner… Le rapport au monde est en permanence basé sur cette loi.

UN RAPPORT PHYSIOLOGIQUE À LA TERRE

Chez les Indiens Kogis, il n’y a pas de notion de territoires tels que nous les concevons. Là où la base de la définition de nos territoires s’appuie sur cohérence géographique, chez ce peuple cela repose surtout sur des cohérences de couleurs, de son, d’hydrographie, d’altitude, d’exposition au vent, etc.

Ils regardent un territoire non pas comme un espace strictement géographique, mais comme le reflet du corps humain. Pour eux, un territoire est une reproduction fractale, c’est-à-dire identique, mais à une autre échelle, du corps humain. Par exemple, la fonction respiratoire du nez revêt un caractère sacré. De même, certaines zones géographiques remplissent des fonctions respiratoires.

En France, je pense, par exemple, à la jonction entre le Rhône et l’Ain : ce dernier arrive de manière très dynamique avec un courant beaucoup plus fort que le Rhône, permettant ainsi de le réoxygéner. C’est donc un lieu où il y a de la vapeur d’eau, du remous, mais aussi une faune et une flore très spécifique : bref, un endroit où la nature respire au sens propre du terme.

LE PREMIER COMBAT EST EN NOUS

Regarder un territoire comme un corps humain est, en fait, extrêmement inspirant pour comprendre qu’un paysage n’est pas juste une ressource en matières premières, ou un terrain de loisirs : il est le reflet de notre propre corps. J’en retiens personnellement que, si la nature extérieure est un reflet de notre nature intérieure, il est essentiel de commencer par s’occuper de soi !

Les Kogis m’ont ainsi appris que nous sommes en interdépendance avec la Terre, que tous nos actes s’y reflètent. Ainsi, le désordre écologique que nous constatons à l’extérieur est d’abord le fruit du désordre à l’intérieur de nos têtes et dans notre manière d’appréhender le monde. Faites la paix à l’intérieur, calmez votre réchauffement cérébral : ce sera un premier pas pour que le réchauffement climatique extérieur se calme. Avant de partir dans une lutte écologique, changeons notre regard, apprenons à faire la paix avec nous-même pour faire la paix avec la nature. Tant que nous n’aurons pas compris cela, il ne se passera rien.

Enfin, je pense que lorsque l’on arrive à cheminer dans cette paix, il est possible de toucher à la joie. Je connais mal saint François, mais j’imagine facilement quelqu’un de pétillant et de joyeux. Parce que je crois que, comme lui, quand on touche à l’essentiel, qu’on s’est déchargé des possessions, des questions d’ego, de pouvoir, alors on ne peut être que joyeux.
Apprenons à aimer, à respecter cette vie qui nous traverse. Reconnectons-nous à la nature pour redécouvrir que nous sommes les enfants de cette Terre qui nous sustente.

Éric JULIEN

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