En mars s’achevait l’exposition du Musée des Beaux-Arts de Lyon qui mettait en avant l’artiste Zurbaran, et son œuvre étonnante représentant Saint François mort. Fr. Patrice y était et propose de vous plonger dans l’histoire qui entoure ce tableau.
L’exposition mettait en avant un tableau récemment restauré de Francisco de Zurbaran, artisan peintre du 17ème siècle, appelé aussi Siècle d’Or espagnol. L’œuvre, monumentale (plus de 2 mètres de haut) représente Saint François mort, mais paraissant vivant, debout, tel qu’il aurait été découvert par le pape Nicolas V en 1447. Elle a été acquise par le musée peu après son ouverture en 1807 et a rapidement connu une destinée hors du commun. Impossible, en effet, de rester insensible à ce tableau, qu’on peut juger macabre de prime abord…
Un peu d’histoire
C’est à la fin du 18ème siècle que ce tableau a été découvert dans un grenier des sœurs Colinettes de la Croix Rousse, qui l’y avaient remisé « comme objet effrayant. » L’architecte à l’origine de cette découverte rapporte que son « chien aboya contre » ! Ambiance…
Un retour en arrière s’impose. L’histoire du corps de St François après sa mort a connu des péripéties dignes d’un polar politico-religieux, qui s’expliquent essentiellement par le caractère exceptionnel de ses stigmates. François les avait gardés secrets, mais frère Elie, alors Ministre Général, les a révélés lors de l’annonce de sa mort dans une Lettre à tout l’Ordre, où il décrit l’état de son corps stigmatisé.
François fut inhumé d’abord provisoirement dans l’église St Georges d’Assise. Après sa canonisation, il est transféré secrètement, de nuit, là où devaient être édifiés la future basilique de St François et l’immense couvent qui la jouxte. Rapidement, les accusations complotistes fusent : pourquoi ce transfert en cachette ? Elie veut-il empêcher un contrôle de visu des stigmates ? Pire : les aurait-t-il inventés de toutes pièces ? Les frères du Sacro Convento vont veiller jalousement sur le corps du Bienheureux, qui restera caché dans une des galeries creusées pour la construction de leur couvent sur la colline. Souvenons-nous qu’au Moyen Âge, le vol et le trafic des reliques étaient très répandus, les précautions étaient loin d’être superflues.
Aussi, lorsque, en 1447, le pape Nicolas V fait part au Gardien du couvent de son désir de voir le corps de François, on comprend la méfiance de ce dernier. L’épisode est raconté avec précision dans une chronique célèbre, les Historiarum seraphicae de 1586, soit plus d’un siècle après les événements.
Voici, en résumé, ce qu’on peut y lire, selon les souvenirs dictés par le cardinal Astorgo Agnesi (1391-1451) peu avant de mourir : le Pape Nicolas V, résidant alors à Assise, accompagné de quelques cardinaux (dont Agnesi), désire ardemment voir le corps de François. Après négociations avec le gardien, il obtient de descendre dans la crypte secrète, en présence de trois frères. Ce qu’il y voit alors relève d’une vision que l’on pourrait qualifier de miraculeuse : « …tandis que nous parvenions à ce lieu, une crainte du Seigneur et de son jugement nous saisit : qui a jamais entendu dire ou raconter une telle chose qu’un corps humain totalement mort puisse se tenir debout, droit sur ses propres pieds. (…) (sur) une table d’un marbre admirable, se tenait droit le corps sacré du Séraphique François, la face tournée vers le couchant et les yeux tournés vers le ciel… Ce corps n’était pas corrompu… et paraissait comme endormi… les yeux lucides et brillants, comme s’il n’y avait aucune différence avec les yeux d’un vivant… Une odeur très suave était ressentie… ». Le pape se penche alors vers un des pieds de François, celui qui n’est pas caché par sa tunique, et y voit « un trou avec du sang récemment versé… Nous avons pu apposer un baiser sur ce pied… en recueillir cette fragrance… » Le récit fait mention d’un autre corps, également « debout », vêtu de l’habit dominicain. En sortant, de l’autre côté de la porte, ils aperçoivent le corps de Fr. Egide, bien conservé (mais non debout).
Suite à cette vision comme « surnaturelle » du corps de François, la cachette a été jalousement gardée par les frères Conventuels du Sacro Convento. Le contexte historique peut aider à en comprendre l’enjeu : Le pape Léon X, dans une bulle de 1517, avait transféré sur le Ministre des Observants de Sainte Marie des Anges, en contrebas (qui bénéficiaient déjà de la fameuse « Indulgence de la Portioncule »), le titre de « Ministre Général de tout l’Ordre franciscain », laissant aux Conventuels seulement un « Vicaire Général ». Ils récupéreront un Ministre Général peu après, ce qui rétablissait leur indépendance par rapport aux Observants, et par voie de conséquence leurs pleins pouvoirs sur la garde du corps du Saint. Celui-ci s’est-il retourné dans sa tombe (ou plutôt a-t-il fait demi-tour sur ses pieds ?!) devant de tels jeux politiciens ?
L’histoire ne s’arrêtera pas là : il faudra attendre encore près de 4 siècles pour qu’enfin, en 1818, on retrouve le corps de François dans un sarcophage en pierre protégé par une grille de fer, sous l’autel principal[1].

De la légende à l’image
Rien d’étonnant à ce que cette histoire de cadavre debout, les yeux ouverts, même si on admet son caractère surnaturel, ait fait travailler les imaginations. Il y avait de quoi…
Des artistes s’en sont emparés. Dès le 16ème siècle, peintres ou sculpteurs espagnols représentent la scène de cette découverte/apparition de 1447. En France, peu avant Zurbaran, Laurent de La Hyre peint un tableau qui est resté longtemps chez les capucins de Paris, avant qu’il n’intègre le Louvre. Il ne néglige aucun détail, tous les témoins de l’événement y figurent : le pape et son secrétaire, le cardinal, un évêque, le gardien du couvent avec les 3 frères. On y voit le pape abaissé qui relève la bure pour dégager le pied stigmatisé de François. Bien d’autres après de la Hyre vont peindre la même scène.
Avec Zurbaran, le contraste est total. On l’a appelé le « Caravage espagnol » : la lumière l’emporte sur la couleur. Refus de tout élément anecdotique, de toute mise en contexte. François est mort, debout, seul. Il occupe toute la surface du tableau, de face. Rien qui permette de situer l’événement, aucun décor, à peine l’esquisse d’une voûte. Un fond sombre fait ressortir une lumière crue, presque violente. Palette de couleurs réduite au minimum : beiges, gris-bruns, noir. Les yeux paraissent exorbités. Dès le début, le tableau a eu un impact considérable. Suivant une pratique courante, Zurbaran en a fait plusieurs copies, avec son atelier, en fonction des commandes. L’exposition de Lyon en a présenté deux autres, pratiquement identiques et de mêmes dimensions, l’un en provenance de Barcelone, l’autre de Boston. Au 19ème siècle, la réputation du St François mort de Lyon, magnifié entre autres par des écrivains lyonnais (Théophile Gautier…), gagne la capitale. Des milieux artistiques divers – ballet, théâtre, poésie… – se mettent à la mode du « goût espagnol », marqué par l’esprit de pénitence et le mysticisme exacerbé d’une Espagne tantôt sensuelle, tantôt cruelle…
Dans l’exposition lyonnaise, quelques réalisations plus contemporaines illustrent l’impact de cette œuvre-phare sur des nouvelles générations d’artistes. J’ai retenu pour ma part celles du milieu… de la mode ! La bure franciscaine « à la Zurbaran » a fait école. De grands couturiers ont créé des robes, tuniques, manteaux à larges capuches, dans de belles matières laineuses brunes. Sans doute moins rugueuses qu’à l’origine (les prix n’étaient pas affichés !), elles n’en gardent pas moins une apparence rustique. Nous n’avons pas à rougir, nos bures n’ont rien de ringard !
Fr. Patrice KERVYN
[1] Merci au frère Luc Matthieu pour ses précieuses indications historiques et pour sa traduction de deux pages en latin des Chroniques de 1586.
