Présence franciscaine à Istanbul : “La doctrine divise, la charité unit”

Dans le sous-sol du couvent franciscain, une cuisine solidaire a élu domicile. L’équipe bénévole du jour prend la pose au milieu des marmites !
Le respect, c’est un préalable quand on veut dialoguer avec l’autre.

Selon les Actes des Apôtres, c’est en Turquie que les disciples reçurent pour la première fois le nom de “chrétiens”. Deux mille ans plus tard, En frères est parti à la rencontre de la fraternité d’Istanbul. À travers elle, nous percevons quelques défis de l’Église catholique en Turquie et cette manière toute franciscaine de les vivre.

Le 9 janvier 2024, une lettre émanait de la Curie générale de l’Ordre franciscain pour la célébration des 20 ans de la refondation de la communauté d’Istanbul dont notre Fr. Gwénolé Jeusset fut un ardent ouvrier. Fr. Éleuthère Makuta Baharanyi est l’actuel gardien de la communauté, il fait partie de ces pionniers. “Le dialogue œcuménique était la raison première de notre venue mais rapidement, ce sont les relations avec l’islam qui ont pris le dessus car, peu importe où tu vas, ce sont des musulmans que tu rencontres ! Ici, on respire plus musulman que chrétien !”, lance-t-il pragmatiquement.

ACCEPTER DE PERDRE DU TEMPS

Une balade en sa compagnie, dans les rues adjacentes au couvent Meryem Ana Draperis, témoigne du foisonnement de relations qu’il a su tisser en vingt ans de présence : ouvriers, livreurs, restaurateurs, jusqu’aux agents de police stationnés devant l’église, sept jours sur sept. “Rencontrer quelqu’un, ce n’est pas seulement le saluer dans sa langue, c’est entrer dans ses interrogations, dans ce qui façonne son identité. Et il faut du temps pour arriver à une vraie connaissance mutuelle.
Certains n’hésitent pas à qualifier cela de perte de temps. Fr. Éleuthère leur répond : “Effectivement, il faut accepter de perdre du temps pour que le dialogue devienne une réalité, pour qu’il soit de l’ordre du vécu, pour qu’il nous transforme. Ici, je peux dire que j’ai vraiment appris à “être” prêtre et que je me sens aimé pour qui je suis”, affirme-t-il plein de gratitude.

Fr. Eleuthère et sœur Miriam avec une prisonnière chrétienne à qui ils rendent visite.
Fr. Eleuthère et sœur Miriam visitent chaque mois des prisonnières chrétiennes.

URGENCES FÉMININES

Nous sommes interrompus par la sonnerie du portail. Fr. Éleuthère s’excuse poliment. Ici, les urgences ont un prénom. J’apprendrai par la suite qu’Angelica, jeune paraguayenne en détention, vient de demander l’hospitalité au couvent pour sa première permission. L’aumônerie de la prison pour femmes de Bakirköy, est l’une des missions les plus prenantes de notre frère gardien. Il l’assume avec sœur Miriam, franciscaine missionnaire du Sacré-Cœur, mais aussi avec un pasteur et une religieuse arménienne.
Une à deux fois par mois, ce quatuor œcuménique s’en va soulever des montagnes. Quelques heures de présence pour seulement 300 chrétiennes, étrangères et dans des situations de grande détresse. Écouter, bénir, confesser, mais aussi glaner, sur des bouts de papier, le minimum vital qu’ils tenteront de leur acheminer : des vêtements, de quoi acheter de l’eau et du papier hygiénique. Imbroglios administratifs, diplomatiques ou sanitaires : la Femme est considérée dans toute son humanité. Avec son énergie débordante, nul doute que sœur Miriam est un maillon important de la chaîne. Son téléphone bipe nuit et jour. Pour l’heure, elle retape des petits studios pour offrir un peu de répit à ces femmes à leur libération.
Au couvent des frères – ses garants devant l’administration pénitentiaire -, Angelica reprend goût à la vie. Elle ne s’attardera pas sur son passé, elle veut regarder l’avenir tout en se demandant comment elle pourra, une fois libérée, se payer un billet retour pour le Paraguay. Elle ne le sait pas encore mais Fr. Eleuthère veille au grain.

Moussavi, bénévole de l’Istanbul interparish migrant program, en train d'aider une mère migrante.
Moussavi est Iranien, il fait partie des bénévoles de l’Istanbul interparish migrant program, un programme œcuménique qui vient en aide aux mères migrantes.

L’ACCUEIL POUR ADN

Les franciscains sont établis à l’église Sainte-Marie-Draperis depuis le XVIIe. Son histoire est faite d’incendies et de destructions mais elle est surtout marquée par cette icône de la Vierge, miraculeusement sauvée de chaque catastrophe, qui orne encore le maître-autel. Quatre cents ans plus tard, dans le quartier grouillant de Beyoğlu, ce sont les laudes récitées en turc qui me réveillent. Fr. Georges Missange Mutombo, lui aussi originaire de la République démocratique du Congo, m’introduit à la langue, amusé par ma hardiesse matinale.
À l’issue de la messe, “le petit dernier de la communauté” invite la poignée de fidèles à prendre le café. “L’accueil est l’ADN de cette maison. On rend service aux gens mais surtout, on reçoit beaucoup. On est évangélisé par nos visiteurs. Si tu t’enfermes dans ton couvent, tu finis par mourir dans ton trou. Ces contacts et ces rencontres sont de l’oxygène pour ma vocation.”
Rien ne le prédestinait à être ici. Ce sont peut-être ses questionnements autour de l’éthique et de la responsabilité de l’homme envers la Création qui lui ont valu sa nomination dans le Bosphore. Car s’il est aujourd’hui curé de la paroisse Saint-Louis-des-Français, il travaille d’arrache-pied à la création d’un centre interreligieux autour des enjeux écologiques. “Il n’y a pas l’environnement des chrétiens et celui des musulmans, cette question peut nous rassembler.” Telle est son intuition.

UNE CHARITÉ ŒCUMÉNIQUE

Au loin, la voix sonore de Bingo m’attire. Originaire des Philippines, elle mène sa troupe de volontaires dans une petite cuisine au sous-sol du couvent. Mariam est afghane. Enroulée dans son abaya traditionnelle, elle serre contre elle son nourrisson. Autour de nous, c’est un bric-à-brac de fournitures estampillées “Caritas”. Les gazouillements du bébé se mêlent au bruit des casseroles. Bingo, dans un grand sourire, lui tend un bol rempli de nouilles. Le nouveau- né est au centre de toutes les attentions.
Fr. Jeff Haller, missionnaire américain, s’est vu confier l’animation de cette gargote solidaire. Il passe une tête par la porte mais repart aussitôt comme s’il ne voulait pas déranger notre intimité toute féminine. Il s’y parle un joli mélange de turc, d’anglais, d’arabe et de persan. Mariam a accouché à Istanbul ; j’essaye de m’imaginer le parcours de cette mère célibataire depuis ses montagnes afghanes situées à 3 500 kilomètres…
Je la recroiserai au “vestuario”, comptoir vestimentaire entièrement gratuit, puis au Point santé où elle bénéficiera de quelques vitamines, de couches mais surtout de conseils dans son parcours de combattante au sein de l’administration turque. Huit églises, protestantes, orthodoxes et catholiques, ont décidé d’unir leurs forces pour prendre soin de ces mamans au sein de l’Istanbul interparish migrant program. Les franciscains y prennent leur part tant organisationnelle que financière. “La doctrine divise, la charité unit”, n’aura de cesse de me répéter Fr. Éleuthère.

DES AGNEAUX AU MILIEU DES LOUPS

Je rencontre maintenant Fr. Douma Antonius lors d’une de ses permanences dans l’église, ouverte tous les jours. De nombreuses femmes musulmanes se succèdent devant une reproduction de la grotte de Lourdes. “Marie est très présente dans le Coran alors certaines femmes viennent allumer une bougie et même me confier leurs proches.” Il retourne le livre qu’il est en train de lire. Dans la couverture cartonnée, plusieurs noms sont déjà écrits en turc, témoins d’une confiance entre croyants.
Fr. Douma est arrivé en décembre 2016, après avoir étudié l’islam et l’arabe classique au Pisai (Institut pontifical d’études arabes et d’islamologie à Rome) puis au Caire. “Avoir quelques connaissances du Coran est souvent pris comme une marque de respect et le respect, c’est un préalable quand on veut dialoguer avec l’autre. Ensuite, tout se joue dans la manière dont tu accueilles ses interrogations, dans le “comment” tu interagis avec l’autre.”
“Je vous envoie comme des agneaux au milieu des loups”, écrivait saint François à ses frères partant “chez les sarrasins” (1re Règle §16). Pour Fr. Douma, cette invitation a souvent été mal comprise : “De prime abord, on peut percevoir de la violence, penser au martyre, mais on oublie la prophétie d’Ésaïe au chapitre 11 : “Le loup habitera avec l’agneau”. L’horizon de saint François c’était la paix, mais à son époque, les chrétiens ont fait tout l’inverse et les musulmans ont été des hommes à abattre. François nous a laissé un mode d’emploi pour vivre ensemble : ne faire ni querelle ni dispute et, “s’il plaît à Dieu”, annoncer l’Évangile… Inch’Allah”, conclut-il en souriant.

Une femme musulmanes qui prie devant la Vierge Marie à l’église Meryem Ana Draperis.
De nombreuses musulmanes viennent prier Marie à l’église Meryem Ana Draperis.
Benedict, jeune converti, en prière dans la chapelle de Kadikoy pendant la messe en turc.
Benedict, jeune converti, vient prier à la chapelle de Kadikoy car Fr. Apollinaire y célèbre la messe en turc.

ANNONCER LE CHRIST EN TURC

J’emboîte maintenant le pas du Fr. Apollinaire Bahinde Bwalike, Congolais de la province Saint-Benoît l’Africain. La Turquie, il l’a apprivoisée tout au long de l’écriture de sa thèse soutenue en 2014, à l’Antonianum, sur Ut Unum Sint (Qu’ils soient un) du pape Jean-Paul II. “C’était la première fois, dans l’histoire de l’Église catholique, qu’un pape consacrait une encyclique à la question œcuménique. Pendant des siècles, les Églises ont eu comme leitmotiv la recherche de dialogues théologiques communs mais on a tourné en rond. Mon travail est une humble recherche d’autres manières de vivre l’œcuménisme.” Fr. Apollinaire s’est ainsi évertué à identifier les “dons de l’Esprit”, c’est-à-dire les grâces que Dieu a mises en chacune de nos Églises. Réciprocité, complémentarité, enrichissement mutuel : l’Église de Turquie tendait les bras à Fr. Apollinaire.


Sur le “vapo” qui nous conduit à Kadikoy (Chalcédoine), l’une des chapelles desservies par les frères, les rives enchanteresses du Bosphore défilent sous nos yeux. Nous débarquons au milieu des cris enjoués des supporters du Fenerbahçe, l’un des grands clubs de foot de la ville. Nichée au détour d’une rue commerçante, la petite chapelle catholique se laisse enfin apercevoir. Nous prions le chapelet en attendant le début de la messe.
Nous sommes discrètement rejoints par Benedict, la trentaine, casquette noire vissée sur la tête, bague en argent estampillée d’une croix. Il n’habite pas le quartier mais s’y rend volontiers car la messe y est célébrée en turc.
L’Évangile du jour retentit : “Si un homme possède cent brebis et que l’une d’entre elles s’égare […] s’il arrive à la retrouver, amen, je vous le dis : il se réjouit pour elle plus que pour les 99 qui ne se sont pas égarées.” Lors de son baptême, comme aujourd’hui, Benedict fait la joie du Seigneur et donne tout son sens à la présence de Fr. Apollinaire sur cette terre… et à ses longs mois d’apprentissage du turc !
“Des fois, j’ai l’impression qu’on ne sert à rien et puis, si on met une prière, une attention, une réponse, un projet l’un derrière l’autre, alors je vois une cohorte de vies humaines qui comptent sur nous”, conclut Fr. George. La Méditerranée peut donc être un océan de fraternité au milieu de tant de crises humanitaires et existentielles. “Quand deux ou trois sont réunis en mon nom, Je suis là, au milieu d’eux.”

Émilie REY

Temps de café avec Fr. George dans la fraternité franciscaine d'Istanbul.
Temps de café avec Fr. George.

Contact