“J’ai deux familles: de sang et franciscaine”, s’exclame Brigitte Gobbé, 68 ans, psychologue, laïque franciscaine et cheville ouvrière du parcours bonaventurien qui s’est tenu à Montferrand-le-Château en avril dernier. Rencontre.
Nous sommes en 1982 et pour la petite histoire, Brigitte et son époux rentrent de six semaines au Maroc. “J’avais notre fille de deux ans dans les bras, j’étais en train d’allaiter et un frère capucin a débarqué à la porte de notre appartement ; il était envoyé par mon mari !” Tout en douceur, Fr. Vincent Massy l’invite à venir, en famille, à un pèlerinage à Assise. À cette époque, la jeune maman ne s’épanouit pas dans l’Église qu’elle côtoie mais tient à préciser : “Pourtant, je savais que j’aimais cette Église !” Elle reprend : “Dans le train vers Assise, Fr. Vincent m’a beaucoup parlé et m’a proposé d’être animatrice du groupe de pèlerins avec lui”. Brigitte n’y connaît rien à la famille franciscaine mais écoute l’intuition – “un peu folle” – du capucin. Il y a des rendez-vous à ne pas manquer. Au retour, Fr. Vincent et Brigitte fondent un groupe d’études de textes franciscains à Lausanne. Très vite, le capucin lui demande de reprendre bénévolement la rédaction de la revue franciscaine Message. Une aventure qui durera plus de 30 ans.
ENTRER EN RELATION AVEC SON SEIGNEUR
Si Brigitte a tout de la passionnée, il faut cependant “faire bouillir la marmite”. Fr. Marcel Durrer, exégète et bibliste capucin, lui fait alors une étonnante proposition : “Pourquoi ne travaillerais-tu pas pour la famille franciscaine romande ?” À une condition : reprendre des études de théologie – par correspondance – et devenir animatrice pastorale.
“Cela m’a procuré une joie immense. Les frères m’ont révélée à moi-même, je ne m’imaginais absolument pas dans cette vie-là ”, s’étonne celle qui va tour à tour animer des trimestres et des semaines franciscaines. “Chez les capucins, j’ai été séduite par leur vie intérieure, leur relation à Jésus-Christ. Moi qui étais pénétrée de l’amour divin, sans mettre des mots précis dessus, j’ai découvert la simplicité, la louange et la vie fraternelle”.
C’est lors d’un trimestre franciscain que Brigitte entraperçoit saint Bonaventure dans les paroles de Fr. André Ménard. Ce capucin passionné de culture contemporaine l’initie à la façon dont Bonaventure a dialogué et intégré la pensée du XIIIe siècle – siècle d’essor de la connaissance où la pensée philosophique se dégage progressivement de la théologie – en mettant l’accent sur l’importance de l’intelligence de la foi.
L’ALLIANCE DE LA FOI ET DE LA RAISON
Fr. André lui a consacré une thèse, Les structures de la foi. Contribution à l’étude d’une théologie bonaventurienne, en 1971. Il a traduit du latin au français plusieurs de ses œuvres. Brigitte, passionnée de philosophie, découvre l’importance de la notion de création, fruit d’une volonté gratuite, libre de ce Dieu un et trine contrairement au déterminisme* cosmique qui caractérise notre époque.
Alors qu’Aristote prônait un univers éternel, “Bonaventure a été biberonné à la Révélation et à la création ! Pour lui, cela signifie qu’il y a un début et une fin mais surtout, la volonté libre de Dieu de créer en permanence dans un don total de Lui-même”. Pour le croyant et l’universitaire qu’il est, foi et raison sont indissociables. Brigitte est fascinée par la parole de Bonaventure qui sous-tend tout son magistère et son ministère : “Connaître pour aimer, devenir bon.” Pour cela, une seule attitude : “la relecture permanente de nos expériences à la lumière divine. Bonaventure écrit que la Révélation éclaire et permet à la raison de s’ouvrir au mystère du Réel.”
FAIRE DES PONTS
Durant plusieurs années, Fr. André accepte de venir quatre week-ends par an initier des laïcs de Suisse romande sur la pensée bonaventurienne ; Brigitte est de l’aventure ! “André animait et moi j’accompagnais, je reformulais, je traduisais en quelque sorte ”, explique celle qui a toujours eu le souci de “faire l’élastique” entre le monde des idées et le concret de la vie.
Et quand on la questionne sur la pertinence d’étudier un auteur médiéval au XXIe siècle, elle reprend : “Bonaventure a compris son époque. Il a accepté d’être en décalage avec ses contemporains, il a produit des outils philosophiques et théologiques pour inculturer le message franciscain dans son siècle”.
De quoi faire réfléchir celles et ceux qui se reconnaissent dans l’intuition du Poverello aujourd’hui. L’effort intellectuel, spirituel et existentiel auquel nous invite Bonaventure permet une réelle et complète structuration de l’esprit, Brigitte l’a expérimentée au cœur de sa vie et de ses épreuves. “La vie, les paroles et les textes de François d’Assise sont devenus lumineux et ils me permettent d’entrer de plain-pied dans un dialogue avec nos contemporains notamment dans les questions écologiques, éthiques et politiques”.
BONAVENTURE POUR AUJOURD’HUI
Suite au vif intérêt des laïques suisses, Fr. André et Brigitte proposent de faire découvrir Bonaventure en France. Fr. Pascal Aude, capucin lui aussi, revient d’un parcours bonaventurien de huit jours à Canterbury (Angleterre) et n’a qu’une seule idée : le faire connaître. Ni une ni deux, Brigitte saisit l’occasion et rassemble autour de la table ses amis, Fr. André, Fr. Pascal, Fr. Marcel Durrer et aussi Fr. Éric Moisdon, franciscain, enseignant l’oraison. “On ne fait jamais rien tout seul, rien ne dure sans une équipe”, et qui plus est pluridisciplinaire !
En 2019, Fr. André émet le désir de passer la main. Les frères demandent alors à Brigitte de reprendre le flambeau : “L’idée de prendre sa suite m’ébranla, j’étais terrifiée ! Je n’ai pas fait de thèse ! Pour André, Bonaventure c’est sa vie !”
Avec humilité mais brio, elle fait figure d’éclaireur pour celui qui arrive “en terre étrangère” chez Bonaventure. Tout au long du parcours bonaventurien, elle jongle avec ses idées et ses thèmes favoris devenus les siens avec la profonde conviction que cet homme a “magnifié la spiritualité franciscaine” en tentant de restituer théologiquement et conceptuellement l’intuition de François d’Assise. “Suivre le Christ crucifié dans la joie de me savoir aimée infiniment et gratuitement est le cœur de ma vie.”
Émilie REY
* Le déterminisme est une théorie philosophique selon laquelle les phénomènes naturels et les faits humains sont causés par leurs antécédents. Le déterminisme cosmique signifie que l’univers est clos sur lui-même, il n’y a pas d’arrière monde.