Marseille : rencontres inattendues dans un quartier meutri

Comment rester indifférents, nous les frères qui vivons à 50 mètres ?

C’était le 5 novembre, deux mois déjà ! Deux immeubles s’effondraient tout près de chez nous, la rue à côté. Cette rue d’Aubagne que nous empruntons si souvent. Puis un troisième immeuble a été ‘déconstruit’ par sécurité. Ces effondrements ont fauché la vie de huit personnes et ébranlé celles des familles et des proches : Chérif, algérien de 36 ans, vendeur de cigarettes à la sauvette à Noailles ; Fabien, artiste-bohème de 52 ans ; Julien, Franco-péruvien de 30 ans réceptionnaire dans un hôtel du Vieux-Port ; Marie-Emmanuelle, artiste-verrière de 56 ans ; Ouloume, Comorienne de 55 ans plongeuse dans un restaurant qui laisse derrière elle Élamine, orphelin de 9 ans ; Pape Maguette, Sénégalais de 26 ans émigré en Italie et en visite chez son amie Simona ; Simona, étudiante en économie et gestion âgée de 30 ans, originaire de Tarente dans les Pouilles et enfin Taher, Algérien de 56 ans, dont on ne sait rien. Cette énumération funèbre nous dit très bien l’identité mélangée de notre quartier, dans sa diversité sociale. C’est cette identité qui a été meurtrie dans ce drame, que chacun ressent viscéralement. Comment rester indifférents, nous les frères qui vivons à 50 mètres ? Vous avez dû suivre tout ça dans les médias : les images impressionnantes ; la tristesse et la colère de tout un quartier, de tout Marseille; le formidable élan de solidarité qui a suivi ; les polémiques politiciennes ; le désarroi des familles des victimes et celui des personnes qui continuent à être évacuées – à ce jour plus de 1500 personnes sur la ville et pour la plupart de notre quartier. Vu d’ici nous comprenons mieux et de l’intérieur le choc des habitants de Gênes après l’écroulement de leur pont. Dignité et colère froide sont très présentes sur le quartier, à la suite de ce drame survenu un jour de forte pluie. Une feuille glissée dans une pochette en plastique elle-même accrochée à une balustrade le dit, clairement et sobrement : « Ce n’est pas la pluie ». Non, huit morts, un petit orphelin, 1500 personnes délogées, ce n’était pas la pluie ; vraiment pas que…

Ce drame, qui nous a fortement éprouvés, nous a rendus encore plus attachés à ce quartier et à sa population. Ce ne sont pas seulement des immeubles qui se sont effondrés, ce sont des vies qui se sont effondrées ; les conséquences de ces évènements dramatiques sont assurément profondes et durables, non seulement pour le logement et le commerce, mais aussi pour la vie familiale, la  santé, l’emploi, la scolarité et la vie sociale des habitants. Nous tâchons d’être disponibles, voilà tout. La rage doit se dire, le réconfort aussi.

Cette tragédie, c’est aussi l’occasion de rencontres inattendues : Le comportement de certains de nos voisins qui ont été – momentanément ? – délogés de leur appartement, nous interpelle vraiment en tant que franciscains, nous qui sommes appelés à être présents et fraternels.

Alain est l’un de ces voisins (Alain est en photo ci-dessous). Il fait partie de ceux qui ont été sommés de quitter leur appartement parce que son immeuble voisin du nôtre s’avérait à son tour être à risque. En attendant, lui, le mécréant veut que l’on prie pour lui. Il se met lui-même à mettre des lumignons dans notre église en nous demandant à qui il faut les mettre, devant quelle statue. Alain a été logé dans un grand hôtel tout neuf et sans âme, en dehors du quartier, pendant deux mois, prenant ses repas chez des copains sénégalais. Il avait surtout besoin de revenir sur le quartier, de revenir presque machinalement ouvrir sa boîte aux lettres –même si ce solitaire ne doit certainement pas avoir un courrier de ministre. Voir les voisins,  les frères qu’il connaît, voilà son truc ; jusqu’à se coller à eux tellement il semble condamner à errer. On ne sait pas de quoi il vit – de quoi vit la plupart des gens de Noailles ? – Peut importe. Ce qui paraissait déjà chez lui aléatoire s’avère encore plus aléatoire.

Comment continuer à vivre ? Où d’ailleurs désormais ? Son appartement, ses repères quotidiens, son lit semblent lui avoir été confisqué. Cela donne l’impression que lui et les autres sont en fait empêchés, privés de vivre un tant soit peu décemment. Finalement, il a pu réintégrer son logement le 1er janvier ! Bon début d’année Alain.

Sylvianne, voisine d’Alain, est venue nous supplier de pouvoir prendre une douche chez nous : délogée, nous découvrons qu’elle se lave au robinet de notre cour. Nous lui proposons de l’héberger, mais elle préfère aller provisoirement dans un hôtel pour ne pas déranger. Après un mois, très insécurisée, elle n’a pas voulu attendre de réintégrer son appartement et a finalement accepté un relogement définitif proposé par la mairie. Raymond, 94 ans, le doyen de notre paroisse, délogé lui aussi, voit sa vie s’effondrer : plus de 80 années de présence sur le quartier : un quartier coquet qu’il a vu se transformer, s’appauvrir, se paupériser, jusqu’à cet effondrement. Il est logé actuellement chez sa fille, dans un autre quartier de la ville. Comment sera-t-il possible pour lui de réintégrer son logement ? Maël, jeune propriétaire d’un appartement dans l’immeuble ‘déconstruit’ par les secours, est logé chez des amis avec sa petite famille. Mais un appartement déconstruit ça n’existe pas pour un assureur : imbroglio juridique qui le laisse dans la crainte de se retrouver obligé de rembourser par anticipation l’intégralité de notre emprunt pour un appartement qui n’existe plus. Sans solution pour l’instant. Alphonsine, paroissienne ivoirienne, évacuée, elle aussi, dans un hôtel du côté de la Joliette. Malgré son handicap, elle rejoint chaque jour la ‘Maison des Associations’ pour pouvoir prendre un repas chaud le midi. Un dimanche, elle débarque chez nous, et squatte notre cuisine avec tout le nécessaire pour préparer le piment-garçon pour les frères, car elle n’ayant plus de logement, elle ne peut pas le cuisiner ailleurs mais tient à ce que nous ne manquions pas de ce condiment. Un mois après cette catastrophe, le 7 décembre, s’est déroulé sur le lieu du drame un temps de recueillement à caractère interreligieux et interculturel, préparé avec nos amis protestants et musulmans mais aussi avec des personnes non-croyantes. Ce fut le seul moment en deux mois, où habitants et élus ont pu vivre quelque chose en commun, paisiblement. Ce fut aussi l’occasion de nous rendre plus proches des gens, d’être à leur écoute, et de vivre ensemble, au-delà des différences de foi et de croyance, un temps de recueillement, de mémoire mais aussi d’espoir en un lendemain possible. La parole du prophète Isaïe résonne en nous en ce temps de Noël : « Le peuple qui marchait dans les ténèbres a vu se lever une grande lumière ; et sur les habitants du pays de l’ombre, une lumière a resplendi. »

Un mois après cette catastrophe, le 7 décembre, s’est déroulé sur le lieu du drame un temps de recueillement à caractère interreligieux et interculturel

Les jours passent. Il s’agit de continuer à vivre avec, pour beaucoup son lot d’angoisses. Aidons nous, en frères mineurs à continuer à avoir le courage du geste fraternel. Le message d’audace et de charité de l’abbé Fouque nous engage encore plus au service des habitants de ce quartier Noailles, et sa devise nous y oblige : « Tout est possible à celui qui croit. » Oui, un lendemain est possible, et plus que jamais tentons de vivre cette mission d’être des témoins de paix et de fraternité. Continuons d’être une présence priante et agissante au sein de ce quartier en accueillant tous ces élans de solidarités de tant de personnes autour de nous en associations ou en individuels. Notre fraternité vit sa mission interreligieuse et interculturelle dans ce quartier maintenant effondré de multiples manières et qui essaie de se relever. Que ce possible qu’évoquait l’abbé Fouque, advienne réellement pour les habitants de Noailles, afin que nous puissions tous offrir un chemin de d’espérance et de fraternité à ceux qui en manquent tant.

Les frères franciscains de la Palud
Merci à Mme Dominique Paquier-Gailliard pour les photos du diocèse de Marseille.

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