Quand l’autre m’appelle au meilleur de moi-même

Compagnonnage spirituel entre traditions spirituelles différentes

A l’invitation de l’Institut des Hautes Etudes Islamiques, une demi-journée de rencontre et de partage s’est tenue le 13 juillet 2019 à Paris entre la famille franciscaine et la confrérie soufie Ahmadiyya Idrissiyya Shadhiliyya. Dans le cadre des différentes interventions, il avait été proposé qu’un mystique d’une tradition soit présenté par un frère d’une autre tradition spirituelle.

Le cheikh Yahya Pallavicini vient d’évoquer pour nous la figure de François d’Assise et ce qu’elle peut susciter comme résonnances dans sa vie de maître de vie spirituelle en islam. L’homme dont je vais vous entretenir est beaucoup moins connu. Il s’agit d’un cheikh marocain, né en 1871 et mort un siècle plus tard, ayant passé toute sa vie entre Fès et Meknès en dehors de deux pèlerinages à La Mecque qui lui donnèrent l’occasion de visiter les pays du Proche Orient, l’Egypte et l’Algérie. La confrérie soufie qu’il fonda compta plusieurs milliers d’adeptes, mais suite à une série de divisions internes, on ne compte plus qu’une vingtaine de fidèles de la confrérie hachimiyya habibiyya darqawiyya shadhiliyya aujourd’hui à Meknès. Mais alors, pourquoi vous parler de Sidi Mohammed Ibn Al-Habib ?… Tout simplement à cause d’une rencontre : non pas la sienne, puisqu’il est mort alors que je n’avais encore qu’un an, mais la rencontre avec les siens et avec sa pensée, ses écrits. Tout a commencé après une fête de Mawlid Al-Nabawi (la commémoration de la naissance du Prophète de l’islam). Un des « pauvres »[1] de la confrérie, qui donne par ailleurs des cours dans notre centre de soutien scolaire, s’est approché pour me demander de les aider à traduire leurs textes saints afin que leurs adeptes français en pénètrent mieux le sens : « Nous avons de bons francophones chez nous, mais vous êtes des hommes de prière et vous trouverez les mots de la prière pour dire notre prière. » Tout commença donc par un acte de confiance unilatéral et total. J’aurais envie d’ajouter, un acte de confiance désarmant pour le croyant que je suis : on m’ouvrait ses écrits, leur prière, le cœur du cœur de la terre de l’autre…

Un frère sur les chemins de Dieu

Alors, avec mon arabe rudimentaire, je me suis appliqué à traduire les litanies de la confrérie (wird), la biographie du fondateur, le règlement intérieur de la communauté et, finalement, les poésies mystiques du cheikh (diwan). Là, en traduisant et en partageant avec cet ami de la confrérie qui prenait le temps de corriger mes ébauches de traduction, j’ai découvert en Mohammed Ibn Al-Habib un frère sur le chemin. Permettez-moi de vous partager quelques lignes d’un de ses derniers poèmes.

J’erre sans but, solitaire, me souvenant de mon Seigneur,

Car le souvenir de mon Seigneur est le remède par excellence.

J’ai aimé un Seigneur et je dépends de Lui en toute chose.

Il est celui qui veut.

En tout amour qui ne soit pas pour mon Seigneur,

Il y a des tourments ; il y a de la peine.

Ô victoire de celui qui disparaît à ce qui est voué à disparaître.

A lui la vie, à lui de demeurer.[2]

En recevant ces lignes, le franciscain que je suis se sent frère de cet errant et de ce pèlerin, de cet homme qui se reconnaît fondamentalement solitaire dans sa recherche ultime de Dieu. Il se retrouve compagnon de celui qu’habitent simultanément une profonde conscience de son être de créature le rendant impuissant même à louer Dieu et une confiance fondamentale que « même si mes péchés m’empêchent d’avancer, j’ai en Dieu la meilleure des croyances qui pansera mes blessures. »[3] Frère de celui qui « se tient debout à la porte de la Bonté attendant sans peine la sollicitude de l’Aimé »[4], « fou d’amour »[5] comme il se qualifie lui-même et, en même temps, « en chemin d’apprentissage de l’obéissance totale »[6] comme l’était saint Macaire, moine du désert d’Egypte du IVème siècle quand il disait qu’il n’élevait qu’une seule et même prière vers Dieu : « Comme Tu veux, comme Tu sais, prends pitié de moi, Seigneur. » Frère finalement dans la manière d’avancer de la manière qui plaît à Dieu sur les chemins de Dieu, avec cette alliance d’une extrême exigence dans le renoncement («l’ego étant le plus hostile de tes ennemis »[7]) et d’une douce courtoisie à pratiquer avec les autres[8] comme avec son âme.[9]

Tous ces échos des profondeurs laissent apparaître une grande fraternité spirituelle, celle de ceux qui recherchent Dieu à la fois au plus intime de leur être et au sein de la création, celle de ceux qui gardent « patiemment caché Celui qu’ils aiment »[10] ou, comme l’écrivait François d’Assise « qui conservent en leur cœur les secrets du Seigneur. »[11] 

Un maître reçu de Dieu

Mais je crois qu’aujourd’hui Sidi Mohammed Ibn Al-Habib est davantage pour moi qu’un frère avec lequel je partage des convictions fortes en matière de spiritualité : il est devenu un maître, un compagnon qui me guide sur mon chemin chrétien.

Maître, il l’est en me rappelant l’importance du souvenir du Nom de Dieu (dhikr), comme « chemin le plus court menant à Dieu »[12], comme « axe de la religion et de tout chemin d’approche de Dieu »[13], comme lieu « où le miroir du cœur subit un polissage qui fait que le voile (des illusions) se lève. »[14] Cette importance du rappel du Nom de Dieu n’est pas étrangère à ma tradition chrétienne, qu’elle soit franciscaine (avec l’insistance donnée par saint Bernardin de Sienne au souvenir du « Nom de Jésus ») ou orientale (« Prière de Jésus » ou « Prière du cœur », tradition hésychaste). Je la reçois à nouveau aujourd’hui comme un remède face au danger de l’oubli de Dieu dans mes journées occupées (avec le risque constant d’une scission entre vie profane et vie de foi). Elle m’apparaît aussi comme un antidote face à une approche de Dieu trop centrée sur la méditation et la connaissance qui tend à saisir et à maîtriser Celui qui nous dépassera toujours. Mystère de cette prière du pauvre (« Jésus, Fils du Dieu vivant, prends pitié de nous pécheurs ») qui renonce à saisir mais qui aspire à la lumière.

Maître, Mohammed Ibn Al-Habib le devient également pour moi par sa « théologie du regard ». Bien sûr, il s’agit de contempler la beauté de l’ouvrage divin dans l’âme (dont « la nature profonde est lumière divine »[15]), dans le « miroir du cœur »[16] et dans la création. Mais le cheikh veut nous mener plus loin. Celui « dont le cœur a été dévasté par la connaissance de Dieu »[17], celui qui est « entré en familiarité avec Dieu »[18], celui « qui a été abreuvé d’un amour limpide »[19] entre dans une nouvelle vision qui correspond à une conversion fondamentale de tout son être. Pour l’évoquer le saint ose cette expression mystérieuse : « je me suis séparé de mon union à Dieu et je me suis uni à Lui dans ma séparation »[20], comme pour dire que tout prenait un nouveau sens, venu de Dieu. Le monde peut alors laisser entrevoir l’Unité divine et devenir épiphanique. Il est, comme le chantait saint Benoît de Nursie, « tel un léger grain de sable que l’amour transfigure ». Le monde créé prend ainsi sens et ce sens se donne à voir.[21] De son côté l’homme, entrant dans cette compréhension qui unifie tout en Dieu, est appelé à s’engager au service du grand projet divin pour l’univers : « Mon cœur rassembla les opposés en un seul coup d’œil, il affirma sa foi en l’Unité de Dieu et se mit à l’ouvrage. »[22]

François d’Assise n’eut de cesse de rappeler à ses frères l’importance du regard (comme sens spirituel) afin de discerner cette nouvelle création, ce Royaume de Dieu en advenue au cœur du monde (« au milieu de nous » comme dit l’Evangile). La création nouvelle en Christ pour le chrétien, la création primordiale unifiée dans l’Unité divine par-delà toutes les illusions pour le musulman, ces deux modes de lecture nous engagent en fait sur un même chemin, celui d’un « engagement contemplatif » dans le monde. La formule pourra sembler anachronique. Elle veut exprimer le fait que l’essentiel de notre engagement dans le monde comme croyants passe par notre capacité à voir comme si nous voyions l’invisible (He 11,27), donnant à voir à nos contemporains, par-delà tout dualisme mortifère, un réel divin caché et à l’œuvre et, finalement, appelés à être espérance pour un monde habité par le désespoir et le repliement sur soi au nom de cette Présence divine victorieuse qui seule est essentielle, seule subsiste et seule donne vie.

Pour conclure, je voudrais vous livrer une réflexion encore plus personnelle. Dans son poème sur « Les perfections du Prophète », Sidi Mohammed Ibn Al-Habib a cette simple phrase : « Dieu a choisi Mohammed dans Sa science éternelle. Il l’a envoyé à la création dans son ensemble. » Cette phrase est classique, très coranique. Elle m’est envoyée par le frère, le maître et l’ami de l’Aimé comme une question : « Si le Prophète de l’islam t’est envoyé à toi, chrétien, qu’a-t-il à te dire pour avancer vers Dieu sur ton chemin de chrétien ?… » Question que se posait déjà Christian de Chergé, prieur-martyr de Tibhirine en Algérie  quand il avançait que « l’islam avait quelque chose à nous dire de la part du Christ. »[23] Pour moi, tel est le sens fondamental de notre rencontre d’aujourd’hui, de toutes nos rencontres…

Fr. Stéphane Delavelle, OFM  (Meknès)

[1] Nom donné aux adeptes d’une confrérie soufie.

[2] « Et pour lui, un autre poème… » (toutes les références qui suivent sont issues de Mohammed Ibn Al-Habib, Poésies mystiques).

[3] « Louange (poème en R) ».

[4] Ibidem.

[5] « Ce qu’inspire le souvenir du Nom de Dieu (poème en R) ».

[6] « Poème en T médian ».

[7] Ibidem.

[8] « Rivalise avec les saints dans l’amour en pratiquant la courtoisie la meilleure » (in « Poème en T majeur »).

[9] « Suis avec ton âme la voie de la douceur, afin que sa marche puisse être celle de l’amour. » (in « Rajaz du Bouraq du chemin »).

[10] « La robe de proximité (poème en R) ».

[11] François d’Assise, Admonition 28.

[12] « Rajaz du Bouraq du chemin ».

[13] « Ce qu’inspire le souvenir du nom de Dieu (poème en R) ».

[14] Ibidem.

[15] « Disparition à tout ce qui n’est pas Dieu (poème en H) ».

[16] « Poème en T de la Noble Litanie ».

[17] « Poème en T médian ».

[18] « Rajaz des Prodiges de la Voie ».

[19] « Poème en T mineur ».

[20] Ibidem.

[21] « Disparition dans la vision de l’Etre (poème en R) ».

[22] « Voyage imaginaire (poème en L) ».

[23] La phrase n’est pas directement du P. Christian de Chergé mais c’est son frère de sang, Hubert de Chergé, qui résume ainsi au P. Borrmans le cœur de la pensée de son frère telle qu’il a pu la saisir.