« Qu’as-tu fait de ton frère ? » Gn 4,1-12

La transgression de l’interdit fondamental plonge l’humain dans la solitude et la peur. On l’a vu, la peur suscite une réaction de défense qui engendre souvent la violence. L’humanité semble prise dans un engrenage de peur et de violence qu’elle ne maîtrise plus et qui ne fait que s’accroitre de génération en génération. C’est ce que nous racontent les 14 premiers chapitres de la Genèse.

L’épisode qui suit le récit de la transgression est comme un condensé du drame qui se joue. Ecoutons :

« Et l’Humain avait connu Eve sa femme et elle fut enceinte en enfanta Caïn, et elle dit : « J’ai acquis un homme avec Adonaï », et elle continua à enfanter son frère Abel. Et Abel fut pasteur de petit bétail tandis que Caïn cultivait le sol. A la fin de la saison, Caïn apporta au Seigneur une offrande de fruits de la terre ; Abel apporta lui aussi des prémices de ses bêtes et leur graisse. Le Seigneur tourna son regard vers Abel et son offrande, Mais il détourna son regard de Caïn et de son offrande. Caïn en fut très irrité (brûlé) et son visage fut abattu. Le Seigneur dit à Caïn : « Pourquoi t’irrites-tu ? Et pourquoi ton visage est-il abattu ? Si tu agis bien, ne le relèveras-tu pas ? Si tu n’agis pas bien, le péché, tapi à ta porte, est avide de toi. Mais toi, ne le domineras-tu pas ? » Et Caïn parla à Abel son frère…, et, quand ils étaient ans le champ, Caïn se dressa vers Abel son frère et le tua. Et le Seigneur dit à Caïn : « Où est Abel ton frère ? » Et il dit : « Je ne connais pas. Suis-je le gardien de mon frère ? » Et il dit : « Qu’as-tu fait ? La voix du sang de ton frère crie du sol vers moi. Tu es maintenant maudit du sol qui a ouvert la bouche pour recueillir de ta main le sang de ton frère. Quand tu cultiveras le sol, il ne te donnera plus sa force. Tu seras errant et vagabond sur la terre. » Caïn dit au Seigneur : « Ma faute (et sa conséquence) est trop lourde à porter. Si tu me chasses aujourd’hui de l’étendue de ce sol, je serai caché à ta face, je serai errant et vagabond sur la terre, et quiconque me trouvera me tuera. » Le Seigneur lui dit : « Eh bien ! Si l’on tue Caïn, il sera vengé sept fois. » Le Seigneur mit un signe sur Caïn pour que personne en le rencontrant ne le frappe. Caïn s’éloigna de la présence du Seigneur et habita dans le pays de Nod à l’orient d’Eden. »

Que ressentez-vous en écoutant cet épisode ? N’êtes-vous pas, comme Caïn, indigné par l’attitude de Dieu qui semble faire du favoritisme en regardant l’offrande d’Abel et ignorant celle de Caïn ? Caïn est bouillant de colère, de ressentiment envers Dieu, mais aussi de jalousie envers son frère. Malgré le dialogue et la mise en garde que Dieu essaie d’instaurer avec lui, Caïn se laisse posséder par sa colère et supprime Abel, objet de sa frustration. Nous sommes tétanisés par tant de violence en quelques lignes.
Relisons attentivement le texte afin de ne pas risquer de faire des contre-sens. Je suis ici la lecture du bibliste André Wénin . Elle n’est évidemment pas la seule interprétation possible.
Et l’Humain avait connu Eve sa femme… ce verbe connaître, employé ici avec une connotation sexuelle, est utilisé ailleurs dans la Bible avec l’homme comme sujet exerçant un pouvoir sur sa partenaire, comme s’il cherchait à la posséder. N’est-ce pas ce que Dieu avait prédit après que la femme eut succombé à la convoitise et mangé le fruit : « Ton homme dominera sur toi ? » (Gn 3,16).
« J’ai acquis un homme avec Adonaï. » Cette curieuse expression peut, certes, exprimer son émerveillement de l’enfant accueilli comme un don de Dieu ; mais Ève parle « d’acquérir » comme si l’enfant était sa chose, qu’elle pouvait exercer sur lui une mainmise. D’autre part, le père est absent de son action de grâce, comme si elle avait fait seule cet enfant avec la complicité d’Adonaï. Cette attitude la place dans une relation fusionnelle avec l’enfant, presque incestueuse : l’enfant est tout pour moi et il reçoit la mission de me combler.
Ainsi donc, dès sa conception, l’enfant est victime d’une double violence : celle d’une relation dominant/dominé entre ses parents, et celle d’une mère qui l’enferme dans une relation fusionnelle.
…et elle continua à enfanter son frère Abel. Aucune réaction de la mère à la naissance de son second fils, sans doute ici un jumeau. Comme s’il n’existait pas à ses yeux. La mère coupe ainsi Caïn de son père mais aussi d’une relation fraternelle avec Abel en entretenant une relation exclusive avec l’aîné.
Cela nous permet de considérer autrement le fait que le Seigneur regarde l’offrande d’Abel plutôt que celle de Caïn. Dieu ne cherche-t-il pas à ouvrir un espace dans l’enfermement où sa toute-puissance a conduit Caïn ? À le libérer de ce face-à-face mortifère avec sa mère pour, enfin, regarder Abel et l’accueillir comme un frère ?
Aveuglé par sa douleur, les émotions qui le submergent, Cain ne peut ni voir ni entendre. Il se sent rejeté, nié par Dieu. Il n’est donc rien à ses yeux ?
Dieu n’abandonne pas Caïn à lui-même. Il revient vers lui et met des mots sur sa souffrance, sur son ressenti : « Pourquoi t’irrites-tu ? Et pourquoi ton visage est-il abattu ? » Il lui offre un espace pour que sa colère sorte, s’exprime, s’extériorise. Mais Caïn se mure dans le silence et sa colère rentrée.
Dieu met alors Caïn face à sa liberté. C’est pour lui l’heure du choix :
« Si tu agis bien, ne le relèveras-tu pas ? Si tu n’agis pas bien, le péché, tapi à ta porte, est avide de toi. Mais toi, ne le domineras-tu pas ? »
Dieu espère en l’homme. Caïn n’est pas condamné à se laisser dominer par le serpent tapi en embuscade. Il peut relever la tête, accueillir sa vocation d’homme créé à l’image de Dieu.
Caïn ne répond pas et se tourne vers son frère : « Et Caïn dit à Abel son frère… » La phrase s’arrête là. Les mots ne sortent pas de sa bouche. La jalousie et le ressentiment envers son frère ne trouvent pas la médiation du langage. Caïn ne trouve dès lors comme exutoire que de supprimer son frère pour mettre fin à ce feu intérieur qui le dévore. Nous connaissons bien de phénomène de projection : nous projetons sur l’autre le malaise profondément enfoui en soi que l’on ne peut pas ou ne veut pas voir. En supprimant l’autre, on ressent un apaisement forcément passager puisque la cause du malaise n’est pas traitée.
Caïn va être dès lors abandonné à sa solitude, « errant et vagabond ». Et pourtant, Dieu ne l’abandonne pas à son sort et trace sur lui un signe de salut.
Ce déferlement de haine, de jalousie, d’autodestruction va se poursuivre au long des chapitres suivants du livre de la Genèse jusqu’à ce qu’un autre frère, Joseph, vienne rompre l’enchaînement de la violence en pardonnant à ses frères qui, eux aussi, cherchaient à le tuer avant de le vendre comme esclave en Égypte.

DES PISTES POUR MEDITER

– Je demande à l’Esprit Saint de m’éclairer sur ces peurs qui me paralysent dans la relation ou qui suscitent en moi colère et angoisse.
– Je relis l’épisode en me mettant successivement à la place de chacun des personnages : Adam, Ève, Caïn, Abel, Dieu… mais peut-être aussi cette bête tapie en embuscade.
– Les émotions que cela suscite en moi.
– Face à telle situation relationnelle anxiogène, qu’est-ce que me murmure l’Esprit de vie ? Et quelle serait la voix de la bête tapie en embuscade ? Suis-je libre de choisir entre ces deux voix ? 

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