L’expérience du pardon est absolument centrale. Pour les familles du quart-monde, elle surgit comme une nécessité au milieu des difficultés quotidiennes. Pour bien le comprendre, il faut d’abord entendre la profondeur de l’abandon d’où le pardon émerge. Fr. Frédéric-Marie Le Méhauté, théologien, nous invite à réentendre la Parole de Dieu à partir des expériences de Cécile, Patrick et Geneviève qui connaissent la précarité.

Prenons une situation réelle : une personne a été agressée par un voisin qui, après avoir purgé sa peine de prison, est revenu vivre en face de chez elle. Aucun des deux n’avaient les moyens de déménager et il a bien fallu continuer de cohabiter ! Le pardon est à la fois absolument nécessaire et souvent impossible car trop douloureux ! Et pourtant, “on est malheureux lorsqu’on n’arrive pas à pardonner”, partage Cécile. Patrick va plus loin : sans le pardon, c’est “100 % la guerre. (…) On est obligé de pardonner sinon, on serait en bagarre tout le temps. (…) Le pardon, ça nous permet de ne pas vivre dans la haine”.
Geneviève développe : “Dans le Notre-Père, “Pardonne-nous, comme nous pardonnons aussi”, j’avais lu l’Évangile bien des fois, j’avais récité le Notre-Père mais un jour, je l’ai entendu comme un appel et j’ai pris la route du pardon. Dieu est présent dans les psaumes, certains appellent à la vengeance, parfois c’est dur. En même temps c’est ce qu’on ressent dans la haine. Le Christ a prié ces psaumes. Comment était sa prière ? La haine est devenue prière. J’ai crié ma haine avec ces psaumes et Jésus était avec moi. Je le relie à l’Évangile “Aide-moi car j’ai du mal à croire” et pour moi, ces psaumes c’est : “Je déteste, aide-moi à pardonner”. J’ai mis plus de quinze ans à pardonner à ma mère et à la fin, je m’en suis occupée pendant neuf ans et j’ai été au bout du pardon.”

PRENDRE LA ROUTE DU PARDON

Le premier pas vers le pardon est la haine qui, avec Jésus, peut devenir prière. Mais Geneviève poursuit : “C’est Dieu qui, doucement, met le pardon dans le cœur et c’est long, long, long… Et on se dit : on n’y arrivera jamais. Et moi je m’étais dit : mais si je meurs avec toute cette haine, qu’est-ce que je vais devenir ? Et c’est là que m’est venue l’idée du chemin. Et je me suis dit : Dieu me prend sur une route et s’il me prend maintenant, il me fera faire la fin de la route. Parce que je voudrais pardonner. Je suis sur la route du pardon, donc il me fera faire la fin de la route, même si j’y arrive pas encore”.
Jésus accompagne dans la haine, il est présent sur la route du pardon, il montre la voie sur la Croix. Comme beaucoup de personnes qui connaissent la misère, Guy est sensible au pardon jusqu’au bout révélé par la passion de Jésus. “Ce que j’aime dans Jésus, c’est qu’il ait pardonné et qu’il dise : “Ce soir, tu seras avec moi dans le paradis.”” C’est son identité la plus profonde. Il pardonne tout et il pardonne jusqu’au bout. Jusque sur la Croix, ce lieu qui témoigne de son rejet par les hommes, de son cri vers Dieu : “Pourquoi m’as-tu abandonné ?”. Il continue de pardonner au bon larron coupable, à ses bourreaux et là encore, il se tourne vers son Père dans une ultime parole de pardon.

ARRÊTER L’ENCHAÎNEMENT DE LA VIOLENCE

Depuis l’abandon le plus profond, surgit une double parole d’amour. D’un côté, une parole vers le Père : Jésus continue d’aimer le Père. “Jésus est plus attaché à la tendresse de Dieu quand il dit “Père, pourquoi m’as-tu abandonné ?”” D’un autre côté, une parole de pardon pour les hommes : Jésus continue d’aimer les hommes, jusqu’aux plus perdus, jusqu’aux plus coupables, jusqu’à ses bourreaux. “Il est toujours uni à son Père même dans sa passion car il dit : “Père, pardonne-leur car ils ne savent pas ce qu’ils font.”” Non seulement il vit la déréliction extrême, mais il ne se laisse pas entraîner vers la haine, la malédiction. Il met un coup d’arrêt à l’enchaînement de la violence.
C’est précisément là que Jésus ouvre un chemin. La parole de pardon sans le cri d’abandon serait-elle audible pour les plus pauvres ? Non ! Elle serait une insupportable injonction à l’oubli et au renoncement. Un tel ordre serait inhumain. Si c’est bien par l’humanité du Christ que nous sommes sauvés, il faut que ce soit depuis cette humanité que le pardon soit prononcé et que l’arrêt de la violence soit décrété. Jésus appelle le pardon en ayant parcouru tout le chemin jusqu’au plus profond de la nuit. La parole d’abandon fait entendre la profondeur de l’abîme où se tient l’homme quand il est radicalement séparé de Dieu. La parole de pardon fait entendre le sommet de l’amour dont l’homme est capable quand il est entièrement uni à Dieu.
Jésus est Dieu qui nous rejoint, qui nous révèle en montrant la plénitude de son humanité, donc la plénitude vers laquelle nous aussi pouvons tendre. Jésus souffre “comme nous”, mais lui pardonne, “pas comme nous”. Même si ce pardon humain est difficile, il n’en est pas moins une possibilité réelle. À tous, Jésus déclare : “Toi aussi, comme moi, tu peux pardonner”. La divinité de Jésus tient donc à la fois à son envoi par le Père et à la Révélation des profondeurs inexploitées de l’humain qui témoigne d’un jusqu’au bout du pardon, que même la souffrance ne peut empêcher. “Seul Dieu peut être aussi humain”, résume Leonardo Boff, l’un des chefs de file de la théologie de la libération au Brésil, dans les années 1970-1980. 

Fr. Frédéric-Marie LE MÉHAUTÉ, OFM