La Toscane, terre de splendeurs, terre de douleur

Dernière escale sur le chemin d’Assise de Fr. Patrice. Nous l’avions suivi à l’Alverne pour contempler la Nativité. Nous faisons avec lui un retour en arrière, au cœur du fabuleux patrimoine religieux de la Toscane, pour méditer sur la Passion du Seigneur.

Entrée en Toscane par la grande porte, la ville de Lucca (Lucques). Le choc est assez brutal. Après des jours de solitude et de silence en montagne, me voici plongé dans une foule de touristes. Des visites guidées partout, jusque dans la cathédrale Saint Martin, flanquée de son Dôme majestueux. Elle mériterait amplement que je m’attarde à son architecture romane et son riche patrimoine. Mais je ne suis pas en état de me joindre à un groupe, obligé de voir tous la même chose au même moment, puis de passer vite à autre chose…

FACE À FACE

Je repère une sorte de chapelle en marbre. Derrière des grilles en fer forgé, elle abrite un immense crucifix, plus grand que nature, en bois sculpté. Il est vêtu d’une longue tunique, coiffé d’une couronne royale. Le visage est très impressionnant : traits émaciés, grande moustache et barbe à l’orientale entourent des yeux en amande, semi-ouverts avec d’immenses pupilles noires. Son regard me saisit : un roi, mais quel roi… Un roi de douleur et de compassion, qui se vide de lui-même pour se donner. Personne dans les parages à ce moment-là, je reste à genoux sur le banc de prière, les yeux rivés aux siens. Tête-à-tête, cœur à cœur.

Je découvre son histoire. “Il Volto Santo” (La Sainte Face) est vénéré à Lucques depuis le Moyen Âge. La légende l’attribue à Nicodème, qui aida Joseph d’Arimathie à ensevelir le Christ. Il l’aurait sculptée d’après le saint Suaire, mais ne se sentait pas capable de faire son visage. Des anges s’en sont chargé, la nuit. Cette Sainte Face est dès lors considérée comme “archeiropoïète” (non faite de main d’homme), tel son modèle de Turin. Elle serait arrivée à Lucques au VIIIe siècle, en provenance de Jérusalem. On lui attribue de nombreux miracles, et elle est vénérée chaque année le 13 septembre, à la fête de l’exaltation de la sainte Croix. Le pape Jean-Paul II s’y est recueilli en septembre 1989, et lui a dédié une belle prière.

UNE TERRE QUI GÉMIT

Après ce temps fort en guise d’entrée en Toscane, me voici prêt pour d’autres découvertes. Elles ne sont pas vraiment celles que j’imaginais. Dans le Val d’Orcia, classé à l’Unesco pour ses paysages vallonnés rythmés par les célèbres allées de cyprès, ses vignobles et cités médiévales, tout n’est que désolation : terre brûlée, desséchée par des mois sans pluie (depuis le printemps, ai-je entendu — nous sommes en automne !). Les paysages de carte postale ne sont pas au rendez-vous, le ciel est gris et lourd. J’ai l’idée de partager mon inquiétude à deux personnes d’un groupe de touristes français croisé en chemin : “La terre souffre…”. Flop. Pas d’échos. Trop inconvenant dans le cadre de ce voyage dont ils ont tant rêvé ?

Sienne, 48 h de repos. Le soleil est de retour. Rien au programme, seulement me laisser porter par la magie de la ville. La Pinacothèque abrite les collections de l’école de peinture siennoise. Je n’hésite pas longtemps : heure creuse, tarif modeste, j’y vais, bien décidé à prendre mon temps. Je m’arrête devant un retable, œuvre de Lorenzetti, années 1342-1344. Une mise au tombeau avec une forte intensité dramatique, mais loin encore de l’ostentation baroque. Marie-Madeleine ne peut retenir son désespoir de voir son bien-aimé porté en terre. Longue chevelure défaite, robe verte, toute en pleurs, bras haut levés vers le ciel, elle concentre toute l’émotion de la scène. Dans cette mise au tombeau, j’ai associé la souffrance de la terre, qui “gémit dans les douleurs de l’enfantement (Rm 8)”. La Toscane, que j’ai vue défigurée par le changement climatique, se laissera-t-elle engloutir par le tourisme de masse, oubliera-t-elle que nulle splendeur n’est éternelle ?

Fr. Patrice KERVYN, OFM