“Il faut que nos archives soient utiles”

Une réelle dynamique d’évangélisation missionnaire.

Fr. Jean-Baptiste Auberger partage son temps entre les archives provinciales et sa fraternité de Strasbourg. Valentin Favrie est, quant à lui, responsable du Centre national des archives de l’Église de France. Regards croisés et constructifs sur le riche patrimoine des franciscains.

Dans le discret jardin de la rue Marie-Rose, seuls quelques familiers connaissent le chemin des archives provinciales. Il est neuf heures pétantes et Fr. Jean-Baptiste nous ouvre la porte dans un sourire : “Soyez les bienvenus !”. Devant nous, Sylvain Champion, seul salarié du lieu, s’affaire à la numérisation des photographies sur verre des Missions en Chine entre les deux-guerres.

L’archiviste provincial annonce d’emblée la couleur : “On n’a jamais été formé à l’archivage, que ce soit moi ou mes prédécesseurs”. Si toute la Province semble s’accorder pour dire que Fr. Hugues Dedieu (1936-2016) a mené un travail colossal pendant plusieurs décennies – il a notamment répertorié toutes les archives de la Province d’Aquitaine – Fr. Jean-Baptiste est confronté à un réel souci. “Actuellement, aucun des documents n’a une cote précise [c’est-à-dire un identifiant unique]. On sait vaguement de quoi il s’agit, mais on ne sait pas où cela se trouve physiquement. Et si parfois on a un titre et une cote, on la retrouve identique sur plusieurs boîtes selon l’origine du fonds !”

C’est qu’à Toulouse, à Rennes ou à Paris, Fr. Hugues savait parfaitement se repérer mais désormais, “tout serait à reprendre !” déplore Fr. Jean-Baptiste devant la montagne de travail qui lui fait face. “Ceux qui ont pris la suite de Fr. Hugues, n’étaient pas plus archivistes que moi ; leur logique a été celles d’organisateurs, ils ont fait du rangement là où ils ont pu trouver de la place”.

CONNAÎTRE NOS ARCHIVES

Car voilà bien la bête noire de tout archiviste : l’espace. Aux archives de la Province de Paris et de Rennes déjà sur place, se sont en effet ajoutées, en 2019, celles de Toulouse, soit tout un camion ! Et sans compter qu’il reste encore les archives de la Province de Lyon, de la Corse, de Strasbourg et celles de la Belgique ! Quels documents garder et pourquoi ? Mais surtout : “Faut-il regrouper les fonds des anciennes provinces ou repenser le classement avec la logique d’une seule et même “nouvelle” province ?” s’interroge-t-il. Un projet qui semble inimaginable tant il impliquerait de refondre l’ensemble des archives : “Bien plus que le travail d’une vie !”. Fr. Jean-Baptiste nous glisse alors une petite phrase qui attire notre attention : “En fait, il nous faudrait déjà mieux connaître nos archives”.

Et c’est précisément ce que préconise Valentin Favrie, responsable du Centre national des archives de l’Église de France (CNAEF), qui l’a rencontré en décembre 2019. Joint au téléphone, ce jeune archiviste professionnel conseille et accompagne plusieurs diocèses et congrégations. “C’est un peu des visites à la carte, parfois des congrégations me sollicitent pour savoir par quel bout commencer, d’autres pour basculer sur de l’archivage numérique. J’essaye de donner des conseils avant tout adaptés aux moyens humains de la congrégation, car c’est bien là que se trouve le nerf de la guerre !” explique-il avec pragmatisme. Et le principal conseil qu’a donné Valentin Favrie est le suivant : “Déclencher rapidement un projet de récolement, c’est-à-dire un recensement de l’ensemble des archives, même si certains fonds sont déjà identifiés”. Concrètement ? “Prendre chaque boîte, une par une, et lui attribuer une cote précise. Puis l’ouvrir et trier les documents afin d’identifier ce qui peut être éliminé ou doit être conservé pour l’éternité. Et enfin, renseigner cela dans un tableau Excel qui fera office d’inventaire”.

L’étape d’après étant de relier intellectuellement les fonds, c’est-à-dire de les indexer (renseigner manuellement des mots-clés) ou d’utiliser un logiciel d’archivage qui ira chercher tout seul des mots-clés dans l’inventaire. Car comme l’a bien perçu Fr. Jean-Baptiste, sa mission est double : “Certes conserver ces archives mais avant tout, permettre leur consultation et leur exploitation par des chercheurs” afin que soit mieux connues les figures, l’histoire des maisons et Provinces et la pensée franciscaine en France… et bien au-delà.

S’ENTOURER DE PROFESSIONNELS

En attendant, pour chaque nouvelle demande ou découverte, Fr. Jean-Baptiste enfile sa casquette de Sherlock Holmes. “Pas plus tard qu’hier, j’ai retrouvé dans une sacoche de Fr. Pierre Segondi – décédé à ATD Quart-Monde en 2018 – une photo de Fr. Jean-Paul Moisdon, assassiné à 39 ans. On a donc la photo d’un frère dans le dossier d’un autre ! Bien entendu, j’ai retiré cette photo avec l’intention de la ranger dans la boîte personnelle du frère. Comme il était mort en Côte d’Ivoire, je suis allé voir dans les Missions et j’y ai effectivement trouvé une enveloppe à son nom !” Et les affaires de se compliquer encore lorsqu’il ajoute : “Puisque l’on parle de la Côte d’Ivoire, il faut savoir qu’à l’assassinat de Fr. Jean-Paul, la Province africaine du Verbe incarnée n’existait pas encore. Voyez, on a toutes les archives de nos frères d’Afrique éparpillées dans plusieurs boîtes et enveloppes”. Si Fr. Jean-Baptiste songe bien à solliciter de l’aide (voir encadré en page de droite), sa présence comme franciscain semble pour autant indispensable. “Il y a des grandes dates de notre histoire franciscaine qu’il faut avoir en tête pour pouvoir mener un raisonnement logique”.

En croisant le témoignage de Fr. Jean-Baptiste et les paroles du directeur du CNAEF, on touche du doigt l’une des limites actuelles de la Province : chaque archiviste a fait les choses avec dévouement mais à sa manière, sans une stratégie d’archivage précise, mise par écrit, avec des actions successives à mener pour pérenniser ce riche patrimoine. Fr. Jean-Baptiste le reconnaît avec impuissance : “Je réponds en priorité aux demandes, car il faut que nos archives soient utiles. Ensuite, je suis obligé de classer ce qui m’arrive au fur et à mesure. Et pour le reste… il y a tant à faire !“ Fr. Jean-Baptiste, comme bien d’autres archivistes de congrégations, se trouve dans un cercle vicieux. Il faut bien qu’il réponde aux demandes pour montrer que le patrimoine des franciscains existe, mais il ne peut pas avancer sur ce qui lui permettrait d’être plus efficace. Je comprends tout à fait sa situation et à moins d’avoir un coup de main, il ne pourra pas faire autrement” analyse Valentin Favrie. S’entourer de bénévoles pourrait être une solution, “mais à condition qu’ils soient formés et suivis” précise celui qui nous redit toute sa disponibilité pour accompagner la démarche des franciscains. “On peut réfléchir ensemble à plusieurs scénarios avec des moyens différenciés, mais en gardant en tête le court et le long terme pour avoir un cap” conclut-il.

FAIRE PARLER L’HISTOIRE

Fr. Jean-Baptiste nous emmène à présent dans le sous-sol des archives. Des petits codes couleur permettent déjà de s’y retrouver : une lettre capitale pour le fonds provincial d’origine de la boîte et un point vert pour indiquer que cette dernière a été numérisée. Si Valentin Favrie se réjouit de l’existence d’un studio de numérisation aux archives – d’ailleurs soutenu depuis plusieurs années par les Archives nationales de France – il tient à souligner : “au CNAEF, on préfère d’abord classer et inventorier les fonds pour ensuite les numériser. C’est une question de priorités. Cela a le mérite d’éliminer les doublons et de ne numériser que des archives pertinentes. Plus encore, cela permet de lier chaque document numérisé à son original”. C’est bien l’un des atouts de l’archivage numérique : faciliter l’exploitation des archives. “Abdel Jâlid”, “Déodat de Basly”, “Éloi Leclerc”, “Missions du Maroc”, “Départs de l’Ordre”, “Tiers-Ordre régulier”, “Expulsions de 1880”… Nous égrenons les boîtes alignées sur des centaines de mètres d’étagères avec, en arrière-fond, le ronronnement des déshumidificateurs. “2M2”, “3J”, “K”, Fr. Jean-Baptiste jongle avec les séries. Heureusement, au milieu de ce grand chantier permanent, des documents viennent piquer et satisfaire sa curiosité d’historien. Comme l’histoire des petites fraternités, celle de Lille-Mazagran, autrefois dans la province des Flandres.

Nous sommes à la fin du XIXe siècle et des mineurs viennent travailler dans le nord de la France. Les franciscains les accompagnent et bâtissent rapidement un couvent puis une paroisse avec un centre de loisirs. Fr. Jean-Baptiste nous partage le fruit de sa découverte : “Dans les années 50, le couvent a été transformé en appartements pour loger des familles défavorisées. Dans les archives, on perçoit bien les interrogations concernant le vœu de pauvreté. Refusant de se considérer comme propriétaires des lieux, les frères ne vont pas demander de location et ils vont même s’investir dans l’entreprise de rénovation en se formant à la menuiserie, au plâtre…”. C’est à cette même période que plusieurs frères vont aussi faire le choix de quitter l’habit et les couvents pour épouser la même condition de vie que leurs paroissiens. L’historien prend alors le relais et contextualise : “On est dans les années d’après-guerre, une période où l’on va s’inspirer des écrits de saint François que l’on méconnaissait auparavant. C’est une période de bouillonnement extraordinaire avec des questionnements profonds pour notre Ordre. C’est aussi le moment des prêtres ouvriers avec les oppositions de Rome. Alors que le cardinal Liénart (évêque de Lille de 1928 à 1968) demande à ses prêtres diocésains de revenir dans les paroisses, les archives nous montrent qu’il maintient les franciscains dans leur mission, au plus près du peuple. Et les frères vont partir travailler dans les vignes, les entreprises, les syndicats…”.

Fr. Jean-Baptiste en est certain, de nombreux chrétiens ignorent cette histoire récente qui manifeste une réelle dynamique d’évangélisation missionnaire dans des lieux teintés de communisme. Dans le monde d’aujourd’hui où l’Église cherche fébrilement et, parfois, peureusement à se réinventer, l’étude du passé nous permettrait non seulement de mieux comprendre le présent, mais d’éclairer les choix à faire, avec audace, pour l’avenir.

Émilie REY

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