Le 13 juillet 2019 s’est déroulée au couvent saint François de Paris une rencontre entre la confrérie soufie[1] Ahmadiyya Idrissiyya Shadhiliyya et la Famille Franciscaine. C’était l’occasion d’une première prise de contact mais elle nous a entraînés beaucoup plus loin sans doute que ce que nous aurions pu « demander ou même imaginer » (Ep 3,20), nous faisant goûter aux joies des visitations divines. Fr. Stéphane Delavelle revient sur cette rencontre.

L’expérience de l’hospitalité sacrée

Tout commença par une simple demande de l’Institut des Hautes Etudes Islamiques, structure de réflexion et de dialogue de la confrérie soufie Ahmadiyya : à l’occasion du 8ème centenaire de la rencontre de François d’Assise et du sultan Malik Al-Kamil, nous souhaiterions vous rencontrer pour faire connaissance… Date fut prise pour le samedi précédant le 14 juillet avec à la fois la joie de pouvoir accueillir la délégation de 25 adeptes de la confrérie venant de France et d’Italie sous la direction de leur cheikh[1], Yahya Pallavicini, et, en même temps, une certaine appréhension de notre part : nous n’étions que 5 frères et laïcs franciscains vue la date retenue et nous nous sentions bien pauvres face aux théologiens, astrophysiciens et autres conférenciers qui demandaient à dialoguer avec nous. Tel Abraham à Mambré, nous nous sommes mis à la disposition de nos hôtes, leur ouvrant l’espace du couvent pour leur prière du milieu de journée et les accueillant à la fin de la rencontre pour nos vêpres. Nous sentions bien que quelque chose de sacré allait se jouer… sur lequel nous n’avions pas grande prise. Restait à entrer dans l’expérience !

« Reconnaître qu’il y a en nous le goût de la fraternité et du Vrai. Reconnaître que nous ne savons pas et que nous devons sans cesse nous mettre en chemin. »

C’est avec ce double appel que le cheikh Yahya Pallavicini conclût la rencontre. Il ressaisissait là le cœur de ce que nous avions vécu pendant ces quelques heures. Concrètement, le choix avait été fait de structurer nos partages autour de quatre thèmes, avec pour chacun une courte intervention de chaque groupe, et ensuite un large espace laissé aux questions et aux approfondissements.

Le premier thème abordé fut celui de la création comme chemin spirituel. Sidi Abd al-Haqq Guiderdoni avait choisi d’évoquer « Le mystère et la beauté des signes de l’Univers » et Fr. Frédéric-Marie Le Méhauté « Le cantique des Créatures, échelle vers Dieu et fraternisation avec la Création« . Ce qui m’a le plus marqué dans cet échange, ce fut la profonde complémentarité entre les approches soufie et franciscaine. A la création envisagée et reçue comme signe, comme dépôt impliquant une responsabilité de notre part et fondamentalement comme don, vint comme en contre-point la nécessité de nous découvrir nous-mêmes pauvres et créatures pour pouvoir entrer dans la louange des éléments et vivre un nouveau lien fraternel à la manière de François d’Assise dans le Cantique de frère soleil.

Le deuxième temps de partage consistait dans un premier exode hors des frontières de nos traditions respectives. Il s’agissait pour chaque groupe de présenter un maître spirituel de l’autre tradition, en se mettant à l’écoute de ce qu’il peut lui apporter pour son propre chemin. Nous écoutâmes le Shaykh Yahya Pallavicini, président de l’Institut des Hautes études islamiques, nous parler de François d’Assise et je pus évoquer ma manière de recevoir, dans ma foi au Christ, les écrits mystiques d’un maître soufi marocain : Sidi Mohammed Ibn Al-Habib. Par là, nous nous mettions à l’écoute des résonances profondes entre nos quêtes de Dieu. Nous pouvions également nous réjouir en voyant comment les paroles qui nous donnent vie peuvent stimuler l’autre au meilleur de lui-même et lui donner la réponse qu’il cherche face aux défis d’aujourd’hui. Joie par exemple d’entendre combien le conflit intérieur de François avec l’Ordre naissant apparaît comme un exemple à méditer pour nos frères musulmans ou de découvrir l’importance commune de porter un « regard contemplatif » sur le monde, comme l’écrit le Pape François, pour pouvoir nous y engager.

Dans un troisième temps, nous nous sommes concentrés sur la tension entre action et contemplation dans nos vies de croyants. C’est sans doute le lieu où nous sommes allés le plus loin au sens où il est devenu comme évident à tous qu’il s’agissait là du défi numéro un pour des spirituels dans le monde d’aujourd’hui. Ce qui me toucha le plus dans ces échanges, ce furent l’attitude et la posture adoptées de part et d’autre. Dans les témoignages de François Blanty, membre de la Fraternité Franciscaine séculière, et Abd El Wadoud Gouraud, nous nous retrouvions humbles chercheurs de Dieu, n’ayant pas de réponse toute faite et nous sachant appelés à reprendre sans cesse notre quête. Nous avons osé nous poser des questions qu’il faut souvent des années d’apprivoisement en fraternité pour pouvoir lancer. Nous avons enfin su affirmer et reconnaître, en toute simplicité, les différences qui sont les nôtres, surtout du fait de l’Incarnation qui implique une unification fondamentale entre action et contemplation au cœur de l’existence. Une communion entre frères était palpable, entre frères qui savent qu’ils s’entretiennent sur le cœur du cœur de ce que Dieu attend d’eux aujourd’hui dans le monde.

Pour terminer, nous avions envisagé un dernier temps pour nous aider à relire l’expérience de la demi-journée autour du sens du dialogue. De la discussion avec Fr. Gwénolé Jeusset et Abd ar-Rahman Gastou, deux éléments sont particulièrement ressortis des deux exposés entendus. Le premier était que l’objectif du dialogue n’était pas seulement la paix dans le monde, mais la recherche de Dieu. L’appel à « la fraternité universelle » ne saurait se situer qu’à cette profondeur-là, en cette quête à laquelle tout homme est appelé et dont nous venions de nous découvrir partie prenante, chacun à notre manière. Le second élément était le fruit-même de l’expérience  que nous venions de vivre : le dialogue ne se recherche pas, il ne se décrète pas, mais il advient mystérieusement (il se reçoit) sous forme d’échanges en confiance sur des questions vitales, permettant ainsi d’entrer en communion.

Et après ?…

Ces quelques heures furent donc un lieu d’expérience profonde et de reconnaissance en l’autre de quêtes de l’Essentiel en profonde syntonie. Elle me laisse l’impression de ces étapes émaillant une longue route de pèlerinage solitaire : étapes où le fait de rencontrer des frères en chemin donne une valeur d’immortalité à toute parole échangée ; étapes où le témoignage de l’autre est recherché comme une source où étancher sa soif ; étapes fugaces mais qui nous relancent pourtant pour longtemps sur nos chemins respectifs, emplis du goût de Dieu et éclairés par Sa lumière. Une rencontre qui très certainement a réjoui le cœur de Dieu…

Fr. Stéphane Delavelle OFM (Meknès)

[1] Confraternité mystique musulmane sunnite.