Trop souvent la théologie est vue comme une science difficile et abstraite. Et pourtant: vous entrez dans une cuisine, vous sentez la bonne odeur d’un plat mijoté… Et sans le mettre en mots, vous faites une expérience de Dieu! C’est le chemin auquel Bonaventure nous invite et sur lequel Laure Solignac nous conduit.

À Normale Sup’ à Paris, celle qui côtoyait de “jeunes cathos brillants” tout en s’essayant au bouddhisme s’est laissée rattraper par le Christ. C’était à la librairie Vrin, Laure Solignac, alors jeune étudiante en philosophie, tombe sur l’ouvrage de saint Bonaventure : Le Christ Maître. “Je n’ai rien compris à ses mots !” dit-elle aujourd’hui en riant. interpellée, elle lui consacrera une thèse quelques années plus tard (1). #audacieuse

BONTÉ ET PRÉSENCE

Parler de Bonaventure, c’est d’abord redire sa conviction première et toute franciscaine : Dieu a créé le monde dans un immense acte de bonté. Souvenons-nous de la prière de saint François sur l’essence de Dieu : “Tu es le seul saint, Seigneur Dieu […] Tu es le Bien, tout le Bien, le Bien suprême…”.
Si Dieu est bon, la nature du bien n’est-elle pas de se diffuser ? En effet, la charité – amour parfait et éternel – n’est jamais repliée sur elle-même. L’amour ne peut croître en dehors de relations dont nous faisons l’expérience au quotidien. C’est ce que les chrétiens appellent la Trinité. Et c’est sur ce Dieu, “réseau de relations” par excellence, que Bonaventure va construire toute sa vision théologique.
Croire en la Trinité, c’est croire que la vie de Dieu n’appartient pas à un Dieu solitaire, niché dans le lointain, mais “qu’Il se communique généreusement en toute chose et en permanence”, souligne Laure. Pour Bonaventure, la création est bel et bien le résultat de l’abondance de l’amour divin. “Dieu nous donne d’être, il a mis en nous son souffle créateur”, explicite Laure. #incarnation

LA CRÉATION, REFLET DE DIEU

Le Dieu Trinité est présent dans ses créatures. Pour percevoir ce mystère d’amour, le philosophe propose le concept de ressemblance, dont le Christ est l’expression la plus haute et la “porte” pour entrer en communion avec Dieu. Mais même avec le Christ, cette ressemblance pourrait rester inaccessible. Bonaventure va plus loin : nous avons été créés à l’image de Dieu et quelque chose de cette image demeure caché en chacun de nous. Et… encore plus surprenant… cette ressemblance ne concerne pas seulement les êtres humains. La création est tel “un miroir pour contempler Dieu”.
Du Christ, à toutes personnes humaines, à toutes créatures, du frère lépreux, au frère loup à frère Soleil, tout nous parle de la Trinité. Selon Laure, la ressemblance “est la boîte à outils philosophiques de Bonaventure. (…) Chaque entité [une chose, une créature, une personne…] provient de quelque chose, renvoie à une origine. Elle est ensuite l’expression de cette origine pour enfin nous y reconduire”. Laure prend l’exemple très parlant du Christ : “il provient du Père, il est le Verbe fait chair qui se diffuse dans notre monde et, par sa Résurrection, il nous reconduit au Père.” #onsaccroche

EN TOUTE CHOSE

Ce qui est intéressant chez Bonaventure, c’est son geste de traduction, dans les concepts de son temps, de l’intuition de François d’Assise. “Ce dernier a un rapport aux créatures qui n’est pas seulement de l’ordre du tremplin vers Dieu, dans un émerveillement que l’on pourrait qualifier de romantique. Il est dans une admiration et une louange perpétuelle car il voit dans les créatures des choses que les autres ne voient pas”. Laure poursuit : “Thomas de Celano écrit que François voyait Dieu en toute chose. Cette proposition est très importante. François ne voyait pas Dieu “à partir” ou “au-delà” mais “en toute chose”. Il jubile de cette présence de Dieu et se met à l’écoute de ce que les créatures disent et révèlent, à leur façon, au sujet de Dieu.” Tout ce qui est est un chemin d’union à Dieu.

DÉCHIFFRER DIEU

Mais comment contempler Dieu présent en ce monde quand on n’est ni un saint ni un mystique ? Chez Bonaventure, tout est affaire de pratique ! Il en est convaincu : Dieu a donné à l’Homme toutes les facultés nécessaires pour qu’il Le “déchiffre” – tant à l’intérieur de lui-même qu’à l’extérieur. #SaintAugustin
Ce n’est pas simplement une affaire de jus de cerveau. Tout notre corps est impliqué et cela parce que le Verbe s’est approché de nous en prenant “chair de notre chair”. “Ouvre donc les yeux, dresse les oreilles de ton esprit, délie tes lèvres et applique ton cœur de telle sorte qu’en toutes les créatures, tu voies ton Dieu, l’entendes, le loues et l’aimes”, exhorte Bonaventure dans son Itinéraire de l’âme jusqu’en Dieu.

DE L’USAGE DE NOS SENS

Laure explique : “Bonaventure fait le constat que nos cinq sens sont atrophiés. C’est un peu comme si nous vivions dans le monde comme des gens bouchés ! Nous avons nos petits plaisirs, nos musiques préférées… mais nous avons finalement un usage très restreint de nos sens parce qu’ils ne sont pas spirituels”. Alors que l’on aurait facilement tendance à opposer le charnel et le spirituel, à dissocier “l’expérience de Dieu de l’expérience du monde”, Bonaventure prône une conversion de la chair, “une discipline des sens”, reformule Laure.
Elle poursuit : “Nos sens ne doivent pas s’arrêter aux choses. Leur finalité n’est pas de nous approprier pour nous-mêmes les créatures [un plat, un parfum, une musique] mais de nous laisser aller à une qualité d’attention et d’appréhension telle que nous puissions déceler, en elles, la trace de Dieu”, la fameuse ressemblance !
Laisser entrer en nous la réalité qui nous entoure : tel est le chemin qui nous est proposé. Ce n’est pas une ascèse triste mais un chemin de joie et de plaisir. Bonaventure nous invite à nous laisser toucher par les choses, “à nous délecter de la ressemblance que nous percevons en raison de leur beauté, de leur douceur ou encore du réconfort qu’elles nous apportent”. La révolution franciscaine poursuit sa marche : “L’homme ne revient pas tout seul à son Dieu, il revient avec tout un monde dont il a accepté de recevoir les impressions de Dieu et les stigmates (2).” Réjouissons-nous de ce Dieu qui se met à notre portée et qui se donne dans le grand livre de la création ! #gratitude

Émilie REY

(1) Haec est logica nostra : le concept de ressemblance dans la pensée de Bonaventure, soutenue en 2011 à Tours dans le cadre de l’École doctorale Sciences de l’homme et de la société.
(2) Solignac, Laure. De la théologie symbolique comme bon usage du sensible chez saint Bonaventure, revue des sciences philosophiques et théologiques, vol. 95, no. 2, 2011, pp. 413-428. 

Laure Solignac est l’auteure de La théologie symbolique de saint Bonaventure parue aux Éditions Parole et Silence dans la collection du Collège des Bernardins, en 2021.